Ni Chaînes Ni Maîtres

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2–4 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

2–4 minutes
FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Simon Moutaïrou
Scénario : Simon Moutaïrou
Année de sortie : 2024

Faire de l’esclavagisme colonial un film aux allures de thriller est une entreprise risquée qui, ici, échoue. L’intrigue est simple : Cicéron (Ibrahim Mbaye Tchie) est sous le joug d’Eugène Larcenet (Benoit Magimel), propriétaire d’une plantation de coton. Après un événement assez superficiel, sa fille Mati (Anna Thiandoum) doit être transférée dans la maison du maître et en profite pour s’enfuir. S’élancent à sa poursuite Madame La Victoire (Camille Cottin), chasseuse d’esclave réputée et accompagnée du fils d’Eugène (Honoré, joué par Felix Lefebvre), et Cicéron, qui a fugué à son tour.  
D’un point de vue strictement spectaculaire, Ni Chaînes Ni Maîtres constitue un bon divertissement. Son rythme assez prenant, quoiqu’on ne soit jamais réellement convaincu.e par l’intrigue, est accompagné par une bande originale bien employée. L’iconographie du film offre en outre des images parfois très belles, avec une ouverture remarquable dans ses jeux d’ombres et de couleurs.
Cependant, il est accordé si peu de considération envers les individus minorisés (ici, femmes et esclaves), que le film agace vite, et y perd beaucoup en intérêt. Le problème principal de Ni Chaînes Ni Maîtres, dont découle tous les autres, est que la situation d’esclave du protagoniste n’est qu’un prétexte à la course-poursuite qui en découle.
De fait, une fois que Cicéron quitte la plantation, la caméra n’y revient pas. Les autres esclaves, à peine esquissés, resteront figurants. Sans doute cela découle-t-il d’un point de vue narratif subordonné à celui de Cicéron ; il en résulte qu’une population déjà jugée sans valeur humaine par les colons se voit aussi privée de valeur narrative par le scénario.
Cette réduction de la caméra au regard de Cicéron a aussi pour effet de dissoudre complètement Mati. Il est presque exemplaire d’exprimer une telle indifférence pour le personnage qui déclenche le récit. Mati est mutique et invisible, autant méprisée par le scénario que par la caméra. Une fois n’est pas coutume dans l’histoire du cinéma, les femmes servent les hommes (et le film), mais elles n’existent pas (notons la remarquable absence des mères, celle de Mati comme celle d’Honoré). Lorsque la fille fuit, c’est le père qu’on suit. Même Madame De Victoire voit son passé douloureux résumé en trois phrases qu’elle n’a même pas le pouvoir de dire mais qu’elle écoute clamées par Honoré. Elle reste d’ailleurs un  obstacle abstrait, trop inefficace pour être réellement crainte. Quant à Honoré, qu’il est pauvrement écrit ! Censé représenter la pensée humaniste de son temps, il enchaîne à chaque apparition des formules creuses et abstraites, que son comportement n’applique jamais. Il n’est pour autant jamais montré en intellectuel hypocrite, mais en imberbe héros-martyr. Voilà donc un florilège fourni de personnages mal brossés ou topiques à l’ennui.
On peut tout de même reconnaître la qualité de certaines idées, hélas noyées dans l’insuffisance du reste. L’appréhension des esprits en constitue sans doute la meilleure. Mame Ngessou, sous les traits de la femme de Cicéron, est loin des représentations diaboliques ou malheureuses ; l’ésotérisme prend ici une dimension rassurante et bienveillante. Le rapport primitif du corps à la nature reste exploré avec étrangeté, mais l’entreprise générale est bienvenue.
Si en termes de réalisation le film est donc chargé d’un grand potentiel et de louables intentions, l’absence de considération pour les minorités traitées ne permet jamais de les assouvir.

Alex Dechaune

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