FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Jacques Audiard
Scénario : Jacques Audiard
Année de sortie : 2024
Regard de Geneviève Rivière
Cet article contient des « spoilers », mais si vous allez voir le film pour être surpris, n’ayez crainte. Je n’ai pas la place de vous gâcher l’entièreté de ses originalités.
Entrez dans la salle sans ne connaître de Jacques Audiard que le nom, et sans ne connaître du film que l’affiche et le synopsis. Découvrez, et riez peut-être, sans trop pouvoir vous l’expliquer, de ces images très sombres qui présentent des sujets très graves. A chaque nouvelle tentative de vous plonger dans le récit, vos sourcils se froncent et votre corps se contracte légèrement. Une impression de trop plein et de trop peu.
Dès le premier refrain, la puissance potentielle du scénario à peine lu est déjà entravée par une nouvelle histoire inattendue. Un cœur de manifestantes semble jaillir de ce paysage de ville nocturne pour chanter la violence d’un Mexique ravagé par la corruption. Le/la spectateur.rice s’étonne : n’est-on pas ici pour parler d’un parcours individuel, sinon excentrique ? Une nouvelle attente est créée côté spectateur.rice, et il va falloir la satisfaire : parler d’un peuple en plus de parler d’un individu. Mais pas le temps de développer : on se reconcentre sur une seule voix, mais pas encore celle que vous croyez. Il s’agit de Zoe Saldana (dont j’ai étrangement oublié le nom dans le film), avocate qui chante sa propre participation au système et sa volonté de s’en défaire. Une protagoniste complexe donc, qui défend un homme dans un procès de féminicide (rien que ça!). Or bien loin d’ouvrir des portes à une prise en charge singulière de ces nouveaux enjeux, il me semble que le film les voit comme des barrettes à accumuler sur une perruque de plus en plus chargée. Malgré ces grandes envolées politiques, Saldana se laisse attirer par une voix suspicieuse au téléphone l’invitant à se faire beaucoup, beaucoup d’argent. Premier gloussement, le manque de subtilité du film est dévoilé. Puis il se donne à cœur joie : dialogue sur l’acceptation de la transidentité avec un médecin récalcitrant (mais je reviendrai sur cette question plus tard), la Suisse c’est un plan paysage sur des montagnes enneigées, la femme de Manitas a « mal à la chatte rien qu’en pensant à [son amant] » (je cite !), des visages sur fond noir illustrent la chanson sur la recherche des disparus… Sans compter la métaphore visuelle louée par tant de critiques entre le changement de genre d’Emilia et les différents genres explorés par le film ! C’est tellement grossier qu’on ne voit plus que ça.
Attention, le film n’est pas indéfendable. Je salue d’ailleurs l’effort politique, et si on prend le film au premier degré, il est plus subtil que beaucoup dans son exploration du parcours d’une transition de genre. En fait, toute la symbolique du rapport entre le parcours d’un peuple et le parcours d’une personne, entre deuil et rédemption, me semble très poétique et intelligente. Si on réfléchit à ce qui se passe à l’écran pendant près de trois heures, on voit qu’il n’y a pas eu une seconde de perdue. Le peuple mexicain a son propre parcours : accompagné de la figure de Saldana puis d’Emilia, il est montré morcelé puis reconstruit dans le pardon. De son côté, Emilia fait face à son passé et à sa responsabilité quant à la violence qu’elle a pu initier, tout en s’assumant pleinement dans toute sa féminité. En ce sens, je trouve cela assez cohérent qu’elle devienne une véritable piéta une fois devenue femme : elle passe du trop plein de virilité au trop plein de féminité. Sa mort dans une explosion, accompagnée de son ex-femme, exprime tout ce qu’il y a d’insoutenable dans sa situation, tout comme ce qu’il y a d’insoutenable dans la situation du peuple mexicain. Par ailleurs, il n’est pas question de généraliser sa représentation à toute les transitions de genre, ni dans le film ni dans cet article, ce qui permet d’apprécier non plus le sujet en tant que sujet politique, mais dans toute sa potentialité esthétique. Le fait que ses enfants y survivent sans savoir qu’ils ont cette fois réellement perdu leur père, c’est appuyer sur une note d’espoir tout à fait cohérente avec celle qui anime les manifestations à l’écran. En le racontant comme ça, ça vend du rêve.
On en vient au plus gros problème de ce film, c’est qu’en tant que comédie musicale, il est médiocre. Les musiques sont oubliables, inadéquates, et les danses sont dignes de tik-tok. Ce qui est d’autant plus irrespectueux au vu des thématiques traités ! Et le tout avec un manque de recul assourdissant. De nombreuses opportunités de rendre le film plus poétique, ou tout simplement plus fluide, au travers de la musique, sont ignorées. Une transition de genre, c’est certes parfois une transformation physique, mais c’est surtout une manière d’être au monde, une voix, qui se révèle plus qu’elle ne se métamorphose. Et à écouter le travail magnifique de l’actrice Karla Sofia Gascon sur cette voix je ne peux que me sentir lésée, laissée sur ma faim.
En sortant de la salle, impossible de verbaliser ce qui m’avait tant déplu. Beaucoup d’aspects du film pris séparément découlent effectivement d’un travail évident. Ils mériteraient qu’on leur dédie à chacun un film, et pas qu’on les fourre dans ce rêve fiévreux d’un réalisateur, je pense, trop ambitieux.
Regard d’Alex Dechaune
C’est sur le fond du film que je reviendrai : sur son histoire, sur sa façon d’appréhender sa protagoniste. Bien que la représentation du Mexique me semble fantasmée et occidentale, c’est sur le traitement d’Emilia que je veux revenir. Il y a à mon sens, dans Emilia Perez, bien des maladresses qui auraient pu et dû être évitées.
D’abord, le fait que l’hypermasculinité se transforme, sans transition (sinon physique, c’est un point sur lequel je reviendrai), en hyperféminité. Cette confrontation par l’excès renvoie à une conception du genre comme une donnée biologique, dont on peut certes ici changer, mais non comme une construction culturelle au sein de laquelle on peut osciller, jouant de l’androgynie et des paradoxes inhérents à cette superficielle opposition. Ensuite, c’est une vision bien misogyne de la femme qui est proposée là. Manitas est puissant, mystérieux, violent ; Emilia est une Mère Teresa irréprochable, prête à tout pour sa famille. Il est une seule chose que je trouve intéressante dans le renvoi de la femme à la structure familiale, c’est qu’il se réalise avec une autre femme (Emilia est lesbienne), là où les femmes transgenres sont habituellement représentées dans des relations hétéronormées.
Cela étant dit, la mort dans une explosion d’Emilia renvoie à un topos voulant que toutes les femmes trans soient vouées à la mort. Dans le genre clichés réducteurs dont on se serait bien passé, la transition de genre qui se manifeste exclusivement par la chirurgie physique remporte la palme. On ne passe pas d’homme à femme uniquement en renonçant à son pénis. Le genre n’est pas le sexe. Par ailleurs, les femmes transgenres ne sont pas d’anciens hommes, mais des femmes qui l’ont toujours été sans avoir toujours été perçues comme telles. Par conséquent, il est absolument scandaleux de faire dire à Emilia après sa transition qu’elle est « mi-papa, mi-maman ». Cela révèle d’un manque de connaissance et d’un mépris inacceptables dans un film qui prend la transidentité pour sujet.
Je reprends maintenant un dernier point, le plus complexe à mon sens et celui qui détermine l’importance de tous les précédents : l’absence de généralisation de la représentation d’Emilia à celle de toutes les transitions de genre. Il est malaisé de déterminer l’intention de l’auteur et sa volonté ou non d’écrire une fable individuelle ou collective. Cela dit, puisque toute l’œuvre prend ses personnages pour des métonymies ou des métaphores (de l’histoire du Mexique notamment*), je vois mal comment la protagoniste principale pourrait se défaire de cette universalité. En outre, dans un paysage cinématographique comprenant si peu de personnages transgenres, la généralisation, voulue ou non, est vite arrivée. Enfin, quand bien même le parcours d’Emilia n’aurait pas vocation à porter la transidentité, il n’en est pas moins problématique dans sa représentation et dans les topoï qu’il réemploie allégrement.
* Voir, dans le texte de Geneviève Rivière, les passages affirmant que les protagonistes représentent le Mexique et ceux concernant le rapport entre le parcours d’un peuple et celui d’une personne.







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