Joker : Folie à Deux

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4–7 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

4–7 minutes
FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Todd Phillips
Scénario : Todd Phillips et Scott Silver
Année de sortie : 2024

“Il n’y a pas de Joker”

Honnêtement, je ne sais pas pourquoi je m’embête. A répétition, je plonge la tête la première dans les mêmes flaques de gasoil comme si j’espérais vraiment y trouver un reflet d’arc-en-ciel. Les suites de film, mes vieilles ennemies, m’attirent en criant gare et me volent mon argent sans réussir à me duper. Je sais, vous savez, nous allons, et pourtant me voilà, moi et ma verbosité, à vous rappeler tout bas ce que vous dites déjà tout haut. Mais aujourd’hui je n’ai pas vraiment le cœur à déchiqueter un film qui essaie déjà de se déconstruire. 
Parlons d’abord du “character” qui donne son nom aux deux films de Todd Phillips. Le Joker, arch-némésis de Batman, fut créé par Jerry Robinson, Bill Finger et Bob Kane dès le premier tome de la série sur l’homme chauve souris en 1940. Il s’est petit à petit trouvé une place de choix dans l’univers de nos représentations occidentales communes, avec son sourire et son maquillage si caractériels. L’inspiration de ses créateurs provient d’ailleurs d’une œuvre cinématographique : c’est l’interprétation proposée par Conrad Veidt de “l’Homme qui rit” dans le film du même nom de 1928 qui donne son “character design” au personnage. Il était tout naturel alors que ce dernier donne lieu à de nombreuses interprétations cinématographiques, pourtant toutes relativement étrangères les unes aux autres. En, effet, une ribambelle d’acteurs plus ou moins connus, sous des directeurs plus ou moins inspirés, se sont essayés à imposer leur interprétation de ce rire sur le spectre de la folie et du guignol. Pour ne rappeler que les plus cités : Cesar Roméro en 1966, Jack Nicholson en 1989, Heath Ledger en 2008, Jared Leto en 2016 et enfin Joaquin Phoenix en 2019 se sont lancés dans l’aventure Joker. Et quelle aventure ! La firme DC Comics, pour n’avoir pas connu le même succès que le MCU (Marvel Cinematic Universe), n’a eu de cesse de se renouveler pour essayer de trouver sa propre “recette”. Batman est de loin leur personnage le plus populaire, et est donc devenu une véritable usine à blockbusters en puissance, ou du moins en vouloir. Mais si le héros reste globalement le même, qu’il s’agisse de Christian Bale ou Robert Pattinson derrière le masque, le rôle du vilain est véritablement celui où se découvre l’inventivité des artistes. Pourquoi ne pas alors se débarrasser totalement du héros pour ne garder que la crème de la crème de ce qui attirait les foules dans les salles ? C’est le pari qu’avait fait Todd Philipps en 2019, et qui s’est révélé être un véritable succès. 
Le Joker, dans une veine naturaliste, devenait Arthur Fleck, un homme souffrant d’un sévère handicap mental mais surtout victime d’un système que trop peu encadrent. Voilà qui était étonnant de subtilité venant du réalisateur de la trilogie Very Bad Trip, et peut-être fallait-il se douter qu’il n’allait pas s’en satisfaire. Alors, ce que cette première œuvre laissait à deviner, ce tome 2 se charge de nous le détailler. Joaquin Phoenix, dans son interprétation de ce personnage (toujours maltraité par le système et mentalement instable), régale encore une fois par son travail d’étude sur le corps malade, même si sa performance a un goût de réchauffé. La fameuse pose qu’il prend dans le premier tome, soufflant la fumée de sa cigarette en se cambrant dramatiquement, est réutilisée ici au moins à trois reprises. C’en est presque drôle. Dans le premier film, les illusions du Joker étaient partagées par le spectateur, qui pris dans cette spirale d’un réel inconsistant et indigne de confiance ne pouvait que compatir. La rencontre d’Arthur avec sa voisine et sa relation avec elle est ainsi filmée et montée sans qu’aucune indication ne soit faite sur sa nature illusoire, rompant avec les codes du cinéma classique et remettant en question l’entièreté des scènes vécues par Arthur. Dans ce deuxième opus, les séquences qu’il imagine sont indiquées comme telles selon les règles de l’art : le lieu où il se situe alors laisse place par un fondu au noir et un effet d’étouffement du son à une salle de Show télévisé où il se met à chanter dans son costume de Joker avec Harleen, elle-même déguisée. On passe de la critique de la vision habituelle du handicap mental passant par l’hyper-empathie au personnage, à une reprise des clichés habituels pour décrire la folie du même personnage. Tout tombe à l’eau ! Et cela peut-être bien à cause de cette volonté d’en faire une comédie musicale et d’y insérer un autre “character” de la pop-culture, Lady Gaga. Le mélange n’est pas fameux.
Ce qui me paraît auparavant très louable dans cette adaptation somme toute médiocre, c’est le refus de rentrer dans le fantasme d’une folie “cool”. Le personnage échoue lamentablement à incarner ce Joker excentrique et sans craintes, drôle et méchant à la fois, que nous aimons tous. Il ne fonctionne pas vraiment avec l’excentricité assumée de sa compagne. C’est d’ailleurs une chose à laquelle  contribue la reprise à l’excès des motifs qui le constituaient justement comme personnage “badass” dans le premier opus : le fait qu’il fume, ses danses excentriques, son costume de clown trop dark… Au moindre rappel des conséquences réelles de ses actes, il faiblit pour finalement renoncer. C’est ce qui se passe lorsqu’il échoue à faire des blagues sur Mr Puddles, un ancien collègue de travail, qui vient témoigner du crime qu’il l’a vu commettre. La question de la schizophrénie du personnage, bien souvent mise en relation avec la question de sa responsabilité quant aux crimes qu’il a commis, est abordée d’une manière tragique par son réalisme. Non, le Joker n’a pas épargné cet homme, mais c’est Arthur qui l’a condamné à vivre dans la peur et avec les séquelles d’un traumatisme violent. Il l’a trahi et cela a des conséquences non pas sur l’honneur du Joker, qui n’a aucune valeur, mais plutôt sur l’empathie et l’humanité d’Arthur Fleck. “Je ne suis pas le Joker”, admet-il devant celle qui le force à emprunter plus en profondeur encore le chemin de ce fantasme. Voilà un personnage tout à fait déconstruit, jusqu’à mourir à proprement parler et s’éviter ainsi de devenir une origin story. Et cela est peut-être seulement possible parce qu’essayer de le construire de manière traditionnelle ne marchait pas financièrement. Vive le capitalisme.

Geneviève Rivière

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