Camarades

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Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Marin Karmitz
Scénario : Lia Wajntal et Jean-Paul Giquel
Année de sortie : 1969

Là, devant vos yeux, dedans leur mains, dans la manie la colère et l’ennui, dedans l’usine, de par les villes, vrombissent et serrent les bras des machines. Sur cet air, Ravel écrivait en 1928 son chef d’œuvre involontaire, un Boléro, qu’il voulait aussi entêtant et tétanisant que l’orchestre infernal des manufactures. Il n’est ni le premier ni le dernier à entendre dans cette pratique du travail à la chaîne, exilée des beaux-arts, les échos d’une inspiration artistique. Marin Karmitz n’y est pas sourd non plus lorsqu’il met en scène l’aliénation du corps prolétaire dans Camarades (1970), un geste qui l’inscrit de fait dans une certaine tradition esthétique de l’activisme au cinéma. On y suit Yann, qui refuse dans sa jeunesse de rester acculé à l’usine de bateaux de Nanterre. Il va alors trouver dans la Capitale un emploi, et, accolé à ses nouveaux collègues, une idéologie. Il est notable que ce protagoniste, joué par Jean-Paul Giquel, est aussi peintre en bâtiment de Nanterre et co-scénariste du film. En effet c’est avec ses camarades du parti Maoïste que Karmitz trouve dans cet argument un prétexte pour filmer la classe ouvrière de l’après Mai 68 : blouses bleues, béret enfoncé, clope au bec et visage noir-suie. Déjà capturée par nos imaginaires, l’image figée ne suffit pas. Reproduire une danse trop bien connue, c’est dénoncer un mouvement trop structuré pour ne pas inviter à sa déstructuration. Du premier travail d’enquêteur statistique à son poste chez Renault, pour Yann, boulot rime avec ostinato1. Dans un montage alterné baroque2, les questions du jeune homme se répètent inlassablement, face à des femmes du même genre et de toutes classes. Le motif de la redondance est perturbé par les variations que propose l’enquêteur dans la formulation des questions, les variations d’un angle de vue à un autre, les variations d’une réaction à une autre. Pour avoir la gloire de fabriquer les produits de Renault, il faut en devenir un soi-même. A l’entrée de l’usine, Yann passe d’une Infirmière Spécialisée à une autre : mesuré, pesé, sais-tu lire, peux tu saisir, peux tu porter. Lui et les autres nouvelles recrues reproduisent la danse des enquêtées, des produits dans la machine. Presque trop évident, ce moulage des corps par les presses qu’ils manipulent a quelque chose de familièrement glauque.
La limite de ce film, selon les termes même de son réalisateur, serait son engagement très (trop?) dirigé vers la classe ouvrière. Elle ne serait ainsi pas assez ouverte à d’autres types de spectateurs. Le message de fin, proféré par Marin Karmitz lui-même, est effectivement littéralement une menace à direction de la bourgeoisie. Il va sans dire que l’idéologie derrière ce film est claire, mais peut-on de bonne foi y voir une tare ? Trop souvent voit-on des films qui se disent “universels”, “humains”, et autres appellations creuses et complaisantes qui les sortent de fait du champ de l’engagement politique dont ils se revendiquent. Partons du principe qu’est politique ce qui a trait aux  actions, à l’équilibre, et au développement interne ou externe d’une société ou communauté, à ses rapports internes et avec d’autres ensembles. Toute œuvre d’art est alors politique, ne serait-ce que parce qu’elle se trouve située dans une époque, un lieu, un groupe de corps, dont l’appréhension sociologiquement idiosyncrasique3 des espaces et des personnes qui les entourent déteint de manière plus ou moins maîtrisée sur ladite œuvre. Et pourtant, en qualifiant en 2024 son Camarades de “film-tract”, Marin Karmitz profère presque une insulte, du moins en langage cinéphilique. Vous pouvez être certain.e.s que le premier fan de Godard que vous questionnerez sur le “message” d’un de ses films vous crachera son café (bien noir) à la figure. Pourtant un message, ça n’a rien de méchant. Il s’agit juste d’une information transmise d’une personne à une autre au travers d’un média. Précisons alors : ce qui dérange, c’est de parler du message d’un film, comme si chaque film transmettait une idée bien claire que l’on pouvait décrypter si on en avait les codes. Mais en réalité, en anoblissant ainsi les œuvres “sans message”, on anoblit aussi une polysémie qui étouffe la mélodie des idées. C’est le revers de la médaille du snobisme. Pourtant, ce film nous montre bien à l’image du Boléro de Ravel que travailler sur une seule mélodie peut se révéler d’autant plus riche que l’instrument qui la joue se distingue. Cet instrument, c’est la voix de Karmitz dans la dernière séquence, les débats du parti maoïste qu’observe Yann après une projection d’un documentaire sur une usine autogérée, les chansons partisanes des grévistes. Cette charnelle ritournelle s’impose dans les silences qu’elle se permet, ceux de Yann surtout. Et à la mélodie des paroles s’oppose un contre-point mécanique, celui des usines de Renault, filmées à leur insu par Karmitz.
Ainsi, notre Camarades ne s’adresse pas aux cinéphiles de 2024, mais aux communistes et prolétaires de 1970, à la foule qui entonne L’Internationale à la fin de sa projection en avant-première au Festival de New York. Je suis ravie pour cette raison d’avoir pu participer à la discussion qui a suivi la projection du 13 Octobre 2024. Au film-tract répond une foule de spectateurs-citoyens, trouvant dans ce film un point de départ à la discussion politique. Quelques têtes sortent du lot : le couple de professeurs de cinéma engagés, qui ont vu et projeté le film devant des dizaines de classe, le cinéphile à qui il a “fait penser à La Chinoise de Godard” et enfin bien sûr l’activiste trotskiste qui s’insurge qu’on puisse nier l’actualité d’une classe ouvrière. Devant un film engagé, il est compliqué de s’indigner ou de s’ébahir autrement qu’en termes politisés. Pourtant, dans l’entretien avec le réalisateur qui précède la séance, Karmitz confie une singulière erreur : il aurait “mal filmé”, esthétiquement parlant, les machines des ouvriers. Je me permets de rectifier : il n’a pas filmé ces presses en cohérence avec la vision politique qu’il en avait. En effet, il les filme en contre plongée, là où il aurait dû les filmer depuis un point de vue humain voir ouvrier, ce qu’il dit avoir fait plus tard dans le documentaire Coup pour Coup (1972). Mais je vais défendre son erreur : en filmant les machines depuis un point de vue désincarné, il leur donne justement l’existence fantasmée que Marx donnait aux productions. Il leur donne la voix que notre imaginaire leur donne. Ainsi, sa déconstruction du travail ouvrier se transforme, en filigrane et contre sa volonté, en un témoignage de cette illusion partagée de la machine comme un instrument à part entière, une entité qui défend sa propre voix dans le grand orchestre du capitalisme.
Si Karmitz entendait démystifier le travail ouvrier, tout en y insufflant un mouvement protestataire marxiste, il fait tout le contraire. Il participe de cette composition d’une classe ouvrière mythique des années 1970, la fige dans un mouvement inachevé. En tentant de modifier le cours de l’histoire, il grave dans la pellicule une vision tout à fait artificielle de l’usine, celle d’un orchestre magistral où se rencontrent et s’affrontent l’ouvrier et la machine. Un certain pessimisme transperce aujourd’hui cet arrangement, toujours sévère, sans répondant, dans les airs même qui rythment son cours, dans ce refrain qui accueille l’ouïe : “C’est la loi”.

Geneviève Rivière

1 : procédé de composition musicale consistant à répéter obstinément une formule rythmique, mélodique ou harmonique accompagnant de manière immuable les différents éléments thématiques durant tout un morceau.
2 : Qui est d’une irrégularité bizarre. En art, se dit d’un style qui s’est développé du XVIe au XVIIIe siècle, caractérisé par la liberté des formes et la profusion des ornements.
3 : Manière d’être particulière à chaque individu qui l’amène à avoir tel type de réaction, de comportement qui lui est propre.

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