FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Yasuzō Masumura / Scénario : Yoshio Shirasaka, d’après le roman de Edogawa Rampo / Production : Edogawa Rampo et Kazumasa Nakano / Photographie : Kazumasa Nakano / Montage : Tatsuji Nakashizu / Acteurs : Eiji Funakoshi (Michio), Midori Mako (Aki Shima), Noriko Sengoku (la mère)
Année de sortie : 1969
« Pas touche »
Parlons du “Cinéaste des femmes”, Yasuzō Masumura. Trouvée dans un article de Critikat entre guillemets, cette épithète résume assez bien la manière dont on caractérise habituellement la filmographie de ce réalisateur de la nouvelle vague japonaise. On retrouve de façon sous-jacente dans cette expression toute faite la place ambiguë des “femmes” ainsi qualifiées au cinéma. Pardonnez-moi, mais est-ce que cela veut dire que j’ai le droit de qualifier Kurosawa de “cinéaste des hommes” ? Ou bien est-ce que par défaut tous les cinéastes sont des cinéastes d’hommes ? Cette caractérisation a le mérite de témoigner de l’importance et de la diversité significative des rôles féminins qu’a filmé Masumura, à une époque où celles-ci restent pour le moins discrètes sur les écrans. Cela est particulièrement vrai au Japon, où, s’il n’est pas rare de les voir incarner des personnages très complexes, elles restent souvent des love interest (Shino dans Les Sept Samourais de Kurosawa) ou des victimes tragiques (O’Haru dans La vie d’O’Haru, femme galante de Mizoguchi). Masumura sort effectivement des cadres de la représentation féminine habituelle, en appuyant sur la manière dont le poids de la société pervertit voire détruit la femme. On peine à dire qu’il s’agit d’un cinéaste féministe pour autant. La Bête Aveugle est un film où une jeune femme qui se dit “émancipée” va se faire séquestrer et violer par un sculpteur aveugle. Alors oui, il y a des femmes originales dans les films de Masumura, et il se plaît à développer ces personnages en profondeur, mais c’est aussi et pour les mêmes raisons un cinéaste des hommes. Abandonnons donc dès maintenant cette idée pour nous plonger dans l’épopée singulièrement décharnée du “cinéaste du tout ou rien” autour d’une simple question : qu’est-ce que cela veut dire de toucher une femme au Japon en 1970 ?
La personne que veut avant tout choquer Masumura, c’est le public en tant que spectateur viril. En parlant de virilité, j’espère la séparer de la masculinité, en considérant que tout être humain a en lui une part de virilité plus ou moins assumée. Ce sont ces spectateurs qui se reconnaissent honteusement dans la perversité de l’artiste ridicule. On s’en insurge de 1970 à 2024 : quelle horreur de détruire et violer ainsi le corps d’une femme ! Mais c’est pourtant ce qui a lieu chaque jour et sans complexe dans notre propre monde bien réel, dans votre propre tête bien sûre d’elle. C’est ce que vous faites quand vous regardez un film pornographique, quand vous imaginez qu’il existe aujourd’hui une voie de représentation correcte du corps féminin. Celui-ci est déjà souillé, que vous le vouliez ou non, par les pâtes noircies d’encres de nos ancêtres sous absinthe. Il ne nous appartient déjà plus, et voici devant nous son cadavre. Je trouve ce film plus respectueux que toutes les comédies hollywoodiennes du Pré-Code1, que toutes les images de Grace Kelly en robe de soirée, que tous les biopic des Grandes de ce monde, parce qu’au moins celui-là ne se moque ni de moi ni de nous. Michio n’est pas impuissant, comme on peut souvent l’entendre. Il possède, il s’accapare, il viole. Simplement sa puissance consomme ce qui devait rester un fantasme. Le viol choque donc, puisqu’il consomme l’idéal partagé. Aki est dès le début présentée comme un paradoxe : “émancipée”, se dit-elle sur un fond de photos d’elle nue et entravée de chaînes. Que ce soit le regard du spectateur et par extension celui du lecteur sur le magazine, ou ensuite les mains sans gêne de Michio où s’impriment celles du public sur la statue, cette séquence d’ouverture nous invite littéralement à dissocier Aki et son image, Aki et la muse. On n’a comme Michio qu’une envie et qu’une peur : les unir. Autour de cette mise en scène de “l’art du toucher”, Masumura taquine l’hypocrisie d’un spectateur qui respecte bien plus l’image qu’il a des femmes, illusoire, que les femmes qu’il côtoie et celles qu’il regarde.
Mais touchez donc la muse, et vous verrez qu’il s’agit bien d’un corps. Que cela soit par la manière dont sont mises en valeur les textures, les mouvements, ou au travers des discours récurrents sur le ressenti physique des personnages, le·a spectateur·ice est sensuellement engagé dans l’expérience filmique. Pas de subtilité de la chair, celle-ci s’impose sans pudeur. Dès la première image, une sensibilité féministe sera choquée, et puis reconnaissant progressivement les images d’un quotidien et d’un imaginaire, elle se ré-joui-ra. Un œil, un nez, une jambe, un sein, une bouche, un nombril, Aki est entouré chez son tortionnaire de son corps vendu à l’unité de gros plan. Un véritable étalage des représentations habituelles de la femme sous leur jour le plus froid et le plus cru. En s’essayant à un parallèle avec la représentation des femmes dans l’art, on pourrait croire d’abord qu’il y a besoin de rassembler tous ces membres pour “mieux” les reconstruire. Mais en donnant son corps à l’artiste, Aki devient aveugle, en assouvissant son désir de reconstruction elle s’oublie. La chair en lambeaux fait le lien entre l’union hétérosexuelle et la lutte des genres. Dans l’auto-destruction masochiste des personnages, dans un sadisme grotesque, on voit transparaître une douloureuse impossibilité de coexister. Il n’est pas anodin que Aki soit celle qui lance l’idée de se découper mutuellement : dans son oppression elle se fait elle-même artiste de son propre corps en détruisant celui que lui avait confectionné Michio. Inspiration et inspiré se consument, femmes et hommes s’auto-détruisent, jusqu’à ce que tombent au rythme des coups de couteau les membres de l’idéal féminin et de l’idéal viril.
Dans la salle Villa de l’Institut Lumière en 2024, j’en étais une, de ces femmes auxquelles s’adressait Masumura. Reste qu’une majorité de personnes âgées et masculines m’entouraient de part et d’autres, rendant certaines images très difficiles à regarder. Et pour les spectatrices qui étaient avec moi, facile de s’insurger : au viol ! Et de s’arrêter là. Mais mes chères amies, on nous viole tous les jours, pourquoi ça vous dérange quand on le fait devant vous ? Pourquoi ça nous dérange plus de voir un film qui démonte l’idéal de la femme victime et de la femme forte, en les montrant dans tout leur rapport grotesque à la réalité, que de vivre dans cette réalité ? Le processus même de fabrication et de destruction du corps est montré de façon tellement burlesque, se refusant au dramatique en le surexploitant. C’est anachroniquement rafraîchissant, pessimiste au possible et hilarant. Masumura, peut-être à son insu mais peu m’importe, perfectionne l’art du suicide féminin. Dans Confessions d’une épouse, c’est un abandon, un échec, c’est tragique. Ici, c’est grotesque, c’est affreux, c’est sublime : on a tué la muse, on a tué la femme. Vive les femmes !
Geneviève Rivière
1 Ere du cinéma hollywoodien régulé par le Code Hays de 1934, concernant surtout les films de 1940 à 1960. La femme y joue souvent un rôle important dans l’intrigue, et l’art de l’évocation y est développé pour contourner l’interdiction des images explicites.







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