Grand Tour

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3–4 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

3–4 minutes
FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Miguel Gomes / Scénario : Miguel Gomes, Telmo Churro, Maureen Fazendeiro, Mariana Ricardo, Babu Targino / Production : Filipa Reis, Marta Donzelli, Gregorio Paonessa / Co-production : Tom Dercourt, Marta Donzelli, Thomas Ordonneau, Gregorio Paonessa / Associé·e de production : Kei Chika-ura, Viola Fügen, Holger Stern, Michael Weber, Meng Xie / Direction de la photographie : Gui Liang, Rui Poças, Sayombhu Mukdeeprom / Direction du son : Vasco Pimentel / Décors : Thales Junqueira, Marcos Pedroso, Luciano Cammerieri, Babi Targino / Montage : Telmo Churro, Pedro Filipe Marques / Costumes : Silvia Grabowski / Coiffures : Ivan Spignese, Daniela Tartari / Maquillage : Emmanuelle Fèvre / Etalonnage : Yov Moor / Régie Générale : Edoardo Tozzi, Frederico Mesquita / Production : Uma Pedra no Sapato / Co-production : Vivo Film, Shellac, Cinémadefacto / Distribution : Tandem / Shellac
Interprétation : Joana Barcia, Jorge Andrade, João Pedro Vaz, Diogo Doria, Giacomo Leone, Américo Silva

Année de sortie : 2024

Le “Grand Tour” du titre renvoie aux voyages effectués par les aristocrates au XVIIIe siècle dans diverses villes d’Europe ou d’Asie. Ici, c’est le deuxième continent qui est exploré ; les personnages parcourent la Birmanie (Rangun, Mandalay), Singapour, le Japon… A chaque escale le même schéma cyclique, renvoyant à un autre tour : celui du manège du premier plan, celui de la composition narrative de l’intrigue. La structure est une reprise incessante et continue de spectacles populaires, du chant de la ville, de la voix du narrateur. Mais rien de redondant car ces reprises varient sans se répéter. Les spectacles sont tour à tour faits de marionnettes, d’ombres chinoises, d’arts martiaux ; le narrateur expose une voix tantôt masculine, tantôt féminine ; les musiques ne sont jamais les mêmes, pas plus que les chants. 
Une grâce certaine se déploie. Elle touche les images et les acteur·ices, répand la lumière en rais entre des branches d’arbres, les ombres en creux des vagues, elle pose sur l’image les grains de la pellicule, et alterne le noir et blanc et la couleur.
Divisé en deux parties, le film raconte une même histoire : Molly Singleton1 doit épouser Edward Abtot après sept ans de fiançailles, mais ce dernier la fuit et cette première le suit. Le premier chapitre erre avec Edward ; le second avec Molly. Au lieu de profiter de cette dichotomie pour confronter les points de vue et complexifier l’empathie du/de la spectateur·ice, la division du film sert le voyage et l’esthétique. Cheminer avec deux personnages aide moins leur connaissance que la multiplication des regards sur un même lieu. De fait, quelle sublimation des paysages ! Urbains ou ruraux, naturels ou artificialisés par le travail humain, tous rivalisent de beauté et d’esthétisation par une caméra les touchant tendrement de son objectif, les faisant éclore comme le soleil une fleur.
L’image joue avec les procédés cinématographiques pour déployer toute sa beauté potentielle. Parfois, le cadre se resserre en un rond sur un point précis, convoquant le cinéma muet et les génériques de cartoon burlesques. Parfois, le montage opère un ralenti, et transfigure ainsi la circulation croisée des motos en un ballet contemporain et inattendu. 
La lenteur du film n’est oubliable qu’en s’y plongeant totalement, sans quoi on est vite ennuyé devant ces musiques visuelles et ces danses sonores. Mais en faisant un effort, de l’affection naîtra pour les personnages secondaires, pour la timide et soumise Ngoc, pour la vulgaire et hilarante passagère du train. 
On ne s’attachera pas cependant, et ce n’est pas plus mal, aux personnages principaux. Molly et Edward sont de riches Occidentaux exploitant les populations locales, produisant un tourisme colonial. Qu’importe les vies abimées ou tuées pour accomplir ce rituel chrétien d’union officielle, le mariage. Edward séduit de très jeunes femmes et pose sur elle un regard les contraignant à l’altérité ; son mutisme impose celui des autres et leur respect. Il voyage porté par des hommes de la population locale, ploie leurs épaules sous son poids pour son confort. Molly ne marche pas plus qu’Edward, laisse les autres le faire à sa place, et les force à traverser un fleuve. Tant pis pour l’orage annoncé, tant pis s’ils meurent, tant qu’elle n’attend pas sans avancer durant une nuit entière. Jusqu’à ce que le couple d’aristocrates soit lui-même violemment rappelé à son infériorité et à sa contingence face à et par la nature.

Alex Dechaune

  1. Notons que “single” signifie “célibataire”, “seul”, en anglais. ↩︎

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