La Cérémonie

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5–7 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

5–7 minutes
FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Claude Chabrol / Scénario : Claude Chabrol et Caroline Eliacheff, d’après le roman de Ruth Rendell, L’Analphabète (A Judgement in Stone) / Direction artistique : Daniel Mercier / Photographie : Bernard Zitzermann / Musique originale : Matthieu Chabrol / Montage : Monique Fardoulis / Production : Marin Karmitz / Sociétés de production : MK2 Productions, France 3 Cinéma, Prokino Filmproduktion, Olga-Film, ZDF / Société de distribution : MK2 Diffusion
Interprétation : Sandrine Bonnaire / Isabelle Huppert / Jacqueline Bisset

Année de sortie : 1995

Où est la cérémonie ? Elle n’apparaît pas tout de suite ; à sa place l’attention est dirigée sur les gestes, l’ambiance, d’une façon qui met au premier plan tout ce qui constitue, dans cette économie familiale, un véritable rituel organisé. Vient alors la scène finale, et tout éclate dans une flamboyance presque sacrificielle : l’assassinat des membres de la famille Lelièvre se fait dans un fond assourdissant de musique classique. Dans cet excipit se dressent deux cérémonies : Chabrol superpose le visionnage de Dom Juan par toute la famille et la mise en forme du crime de Sophie et Jeanne (Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert) comme deux rituels rivaux. 
Durant tout le film, on observe un ensemble de violences symboliques infligées à Sophie, la « boniche » engagée au début du film. La première violence se trouve là, dans cette dénomination, répétée à maintes reprises malgré la tentative de Mélinda (la fille) de reprendre ses parents sur son usage. Le débat sur cette dénomination est mis en scène comme lui-même ancré dans une perpétuation de la domination de classe : la famille discute dans la pièce à vivre, la fille s’engage contre ses parents mais le ton ne monte jamais vraiment, le tout dans une considération théorique qui n’estime jamais la réalité du rôle de « bonne à tout faire ». Mais une grande partie de ces violences tourne autour de la question de « l’analphabétisme ». Claude Chabrol veut mettre l’accent sur ce qu’implique cette réalité sociale. Pour cela, il met en valeur des paroles et des gestes qui pourraient être anodins mais qui sont pourtant des plus violents. Le stigmate devient de plus en plus pesant : d’abord la mère de famille demande à Sophie de ranger la bibliothèque, puis c’est la liste de courses laissée près du téléphone qui paralyse la jeune femme, le mot laissé dans la chambre de Sophie, le dossier à récupérer dans le bureau de Georges (le père de famille)… A chacun de ces moments on la voit paniquer, perdre sa voix et ses moyens, et enfin, lorsqu’il s’agit de récupérer le dossier, se laisser à un abandon total. Elle se réconforte « au coin de la télévision », véritable renoncement qui devient geste insurrectionnel. Un ensemble de rituels perpétuent ainsi les violences du rapport de classe entre Sophie et la famille Lelièvre: le ménage à faire dans toute l’immense maison, les préparations en cuisine qui n’en finissent plus et s’ajoutent aux discussions forcées et aux questions mal placées… Comme souvent chez Chabrol, le réalisateur nous introduit dans l’univers de la famille bourgeoise dite « provençale » afin d’en indiquer l’hypocrisie et la fausse bienveillance.
Mais ce qui se joue dans La Cérémonie, c’est aussi un crime en bande organisée, une véritable « contre-cérémonie » sans cesse répétée, à la fois contre le système capitaliste et contre le régime patriarcal. Jeanne et Sophie incarnent un véritable duo de choc, des Bonnie and Clyde qui ne reculent devant rien et repoussent toutes les limites. Leur lien grandit très vite, et ce sont un ensemble de gestes témoignant de  leur familiarité et de leur proximité qui libèrent Sophie de l’influence de la famille bourgeoise. C’est Jeanne, la postière que Sophie rencontre dans les premiers moments du film, qui la pousse à récupérer ses dimanches. Elle l’emmène en ville et  l’encourage à se considérer comme bien plus qu’une subalterne. La ressemblance physique frappante entre les deux amies, accentuée par leurs couettes assorties, en fait de prime abord des figures sororales1. Leur proximité physique, leur inter-dépendance affective viennent créer une véritable alternative à tous les systèmes de domination qui leur sont imposés : elles envoient en l’air tous les codes qui leur sont imposés. Il s’agit d’abord des codes internes à la famille Lelièvre et au métier de Sophie, mais l’insurrection prend une dimension hyperbolique et elles font réellement bande à part. Les deux protagonistes créent une autre issue, une brèche dans laquelle elles se plongent. Au-delà de la conception binaire entre bien et mal, elles cherchent surtout à se rendre justice et, par la même occasion, sujettes de leurs propres histoires. Elles vivent ainsi, ensemble, une forme de rédemption cynique. Celle-ci passe aussi par la réappropriation par Sophie de son temps libre: elle récupère ses dimanches, ses soirées, introduit Jeanne dans sa chambre pour regarder la télé. Il ne s’agit pas de penser une ascension par le lien amical entre les deux jeunes femmes, mais plutôt une relation qui les poussent dans une quête d’absolu, celui de la liberté. 
Dans cette amitié naît une tendresse toute particulière qui passe par des gestes et des rituels concurrents à ceux de la famille bourgeoise. Sophie fête son anniversaire en mangeant des clous de girofles accompagnés d’un verre de vin tandis que Melinda partage avec sa famille et ses invités un grand buffet et un grand cru. Elle se rapproche de Jeanne par les meurtres qu’elles ont chacune commis contre deux figures du patriarcat : le père et l’enfant non-désiré. Encore une fois, au-delà de toute conception du mal et du bien, les deux femmes partagent ces secrets dans une discussion légère, qui laisse voir une complicité rare, presque miraculeuse. Elle renvoie par ailleurs aux codes de l’amitié homoérotique : ambiguïté entre l’affection amicale et amoureuse, tension sexuelle sans acte, mais besoin évident d’un contact physique presque ininterrompu. Par le mimétisme d’une relation sororale, l’absence du lien de sang construit une relation trop ambigüe pour être amicale. L’absence de réels intérêts amoureux chez les deux femmes, ainsi que la perméabilité entre l’intensification de leur relation et leur libération respective, poussent à considérer la possibilité d’une romance lesbienne. 
La lecture lesbienne que je propose se construit contre la volonté de la scénariste et grâce à la complicité entre les actrices, l’intensité dramatique et les images d’un film qui se clôt sur le regard perdu et tétanisé de Sophie incapable de quitter la scène du crime. Alors qu’elle vient de voir le cadavre de Jeanne passer devant elle, Sophie semble dévastée par la mort de sa complice. C’est peut-être aussi là, du côté du spectateur cette fois-ci, la « contre-cérémonie » : reprendre la culture dominante pour la faire sienne, s’approprier les discours normatifs pour en montrer les failles, créer une brèche et questionner nos conditions et leur représentation. 

So

1 Chabrol s’inspire du même fait-divers que Genet pour Les Bonnes, pièce où deux sœurs tuent leur maîtresse de maison. 

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