La Bella estate

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4–6 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Laura Luchetti / Scénario : Laura Luchetti, d’après Le Bel Été de Cesare Pavese / Photographie : Diego Romero / Montage : Simona Paggi (it) / Musique : Francesco Cerasi / Costumes : Diamante Cavalli / Production : Daniele Gentili, Daniele Gentili, Giovanni Pompili / Société de production : Kino Produzioni, Rai Cinema, 9.99 Films
Interprétation : Yile Vianello, Deva Cassel, Nicolas Maupas

Année de sortie : 2024

La Bella Estate, sorti en salle en France près d’un an après sa sortie italienne, fait plusieurs promesses : une réécriture lesbienne du roman de Pavese, un film qui met en exergue le désir féminin, nous dresse le portrait de la fougue juvénile dans sa pleine puissance en Italie fasciste. Le film nous présente Ginia (Yile Vianello), une jeune couturière qui vient d’arriver à Turin avec son frère, Severino (Nicolas Maupas). Alors qu’elle l’accompagne pour sortir avec des ami·es, elle fait la rencontre d’Amélia (Deva Cassel). Aux prises d’un innamoramento1, elle est subjuguée par la jeune modèle, par son charme et son ardeur. La scène de rencontre met tout de suite les deux portraits de femme en parallèle : d’un côté, Ginia observe timidement Amélia ; de l’autre la modèle saute d’une petite embarcation et rejoint le groupe à la nage. Si leurs destins semblent d’abord opposés, les deux femmes se rapprochent très vite et Amélia encourage Ginia à sortir avec elle et à se libérer de sa timidité. La couturière semble quant à elle fascinée par le mode de vie de la modèle, qu’elle fantasme mais qu’elle craint aussi : elle regarde Amélia avec fascination et admiration. Alors que cette dernière déclare poser nue pour des peintres, le regard de Ginia se teinte également d’effroi et d’incompréhension face à cette activité. 
Le film met le regard au centre de sa proposition artistique et semble interroger la représentation du désir, qui plus est féminin. Ainsi, la caméra est très souvent portée et on voit l’image légèrement trembler, les travellings suivent de manière assez serrée les déplacements des personnages de sorte à ne pas seulement les observer mais à habiter la pièce avec eux. On suit assez aisément l’introduction de Ginia dans le monde de la peinture et du modélisme. De plus, le regard caméra est très souvent incarné et épouse la vision de Ginia. Lorsque cela n’est pas le cas, les perceptions visuelles et sonores se font le miroir des émotions de la protagoniste. Quand cette dernière a son premier rapport sexuel avec le peintre Guido (qu’elle rencontre par Amélia), la violence de l’acte est d’abord signifiée par une distorsion entre le cadre très resserré et l’amplification des bruits liés aux ébats sexuels, puis par la mise sous sourdine de la scène lorsque l’acte sexuel devient de plus en plus violent, et enfin par le retour brut du son une fois que Guido a joui. Tout au long de l’acte sexuel, le regard tétanisé de Ginia n’est jamais très loin et empêche le spectateur de se réfugier dans une pulsion scopique2. Cela reviendrait à observer en regard extérieur une scène de sexe qui se rapproche dangereusement de la scène de viol. En totale opposition avec cette scène glaçante, le premier baiser de Ginia et Amélia est filmé en plan large et prend place dans le cadre d’un jeu enfantin. Les scènes de rapprochement entre les deux personnages féminins mettent toujours en valeur la réciprocité à la fois de l’affection mais aussi du statut du regard : les deux femmes observent l’une en tant qu’elles sont observées par l’autre. Ainsi, le film semble clairement se ranger du côté d’un female gaze3 assumé, regard féminin qui est d’autant plus pertinent qu’il s’agit de documenter la découverte du désir par une femme sous un régime fasciste. 
Néanmoins, le contexte historique est très peu exploité par le film : on ne comprend pas réellement pourquoi il est signifiant que l’histoire ait eu lieu en 1938 et pas à une autre période historique. Seule la question du traditionalisme est évoquée et, bien qu’il s’agisse d’une part importante de l’idéologie fasciste, le film met sous silence les violences physiques et psychologiques infligées par le gouvernement ainsi que les rapports de domination intrinsèques à cette société : domination patriarcale, raciale, sexuelle… Ce qui renvoie à un autre défaut important du film : les personnages sont très peu caractérisés, et on ne comprend pas très bien comment ils en sont arrivés là, s’ils sont contraints par le régime, partisans ou résistants. En quelque sorte, de manière volontaire ou non, le film met en valeur la bulle de liberté/immobilisme dans laquelle certains cercles d’artistes se sont immiscés de telle sorte à ne pas se sentir inquiétés du contexte historique. Seulement, il paraît peu vraisemblable qu’aucun des personnages du film ne soit concerné par des considérations politiques. De la même manière, l’attachement de Severino à leur campagne natale pourrait être un signe d’adhésion à une part de l’idéologie mussolinienne ou un simple “mal du pays”, mais cela n’est jamais vraiment tranché par le film. Il semble que le film ait pris le parti de représenter une “sensibilité féminine” qui crève l’écran, mais que cette sensibilité ait pris le pas sur le reste, et en cela elle devient presque caricaturale. Le récit est étouffé sous l’image et les scènes à sous-tons poétiques, et cet amour censé être contrarié ne voit aucun de ses supposés obstacles prendre forme de sorte à donner au film une véritable intensité dramatique. 
Pour autant, une telle proposition cinématographique, sensible, poétique et s’attachant au sujet de la sexualité féminine, mérite tout de même d’être saluée, surtout dans un contexte politique italien qui met à mal toute tentative de cinéma queer ou un tant soit peu subversif. 

So

  1. Mot italien repris dans le vocabulaire littéraire qui renvoie à un choc amoureux, un coup de foudre. L’innamoramento passe traditionnellement par la communication des regards ↩︎
  2.  La pulsion scopique correspond à ce que Sigmund Freud appelle la Schaulust, soit « le plaisir de regarder ». ↩︎
  3. Théorie féministe sur le cinéma qui questionne le regard du/de la spectateur.ice sur les protagonistes féminins, dévelopée par la cinéaste Laura Mulvey puis par la critique Iris Brey dans Le Regard Féminin, Une révolution à L’Écran (2020)
    ↩︎

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