Les Femmes au balcon

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4–6 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Noémie Merlant / Scénario : Noémie Merlant, en collaboration avec Céline Sciamma / Production : Pierre Guyard, Céline Sciamma / Musique originale : Uèle Lamore / Montage : Julien Lacheray / Mixage : Armance Duric / Direction de la photographie : Evgenia Alexandrova / Décors : Chloé Cambournac, Jeanne Lecrivain / Costumes : Emmanuelle Youchnovski / Coiffure : Catherine Jabes / Maquillage : Vesna Peborde / Casting : Pierre-François Créancier / Régie : Benjamin Celiez, Guenola Chaussard / Scripte : Mitsuko Jurgenson
Interprétation : Souheila Yacoub, Sanda Codreanu, Noémie Merlant 

Année de sortie : 2024

Virginie Despentes, dans King Kong Theory, affirme qu’en n’apprenant pas aux femmes à se défendre, ou plutôt en apprenant aux femmes à ne pas se défendre, on contribue à l’impunité des violeurs. Selon elle, si les agresseurs1 risquaient d’être frappés (pendant l’agression) ou tués (après l’agression), il y en aurait moins. Noémie Merlant s’empare de cette idée pour en faire le point de départ des Femmes au balcon.
Le premier plan, un travelling longeant la façade d’un immeuble de fenêtre en fenêtre, s’achève sur un cadavre. C’est celui de Denise, le visage boursouflé, étalé contre la surface dure et lisse du carrelage. Mais ce cadavre est un faux. Le mari de Denise l’appelle à plusieurs reprises et, violemment agacé face à son absence de réponse, l’asperge d’eau. Elle sursaute et est contrainte d’assumer son existence, d’affronter cet homme virulent. Mais Denise, plutôt que de continuer à le supporter, le tue. Premier meurtre. Anticipant le féminicide inscrit en potentiel dans le premier plan, la femme se réapproprie la violence meurtrière masculine et s’en protège. L’intelligence de la séquence se trouve dans son ton. Plutôt que d’endosser le drame et le sérieux de la situation, elle se pare de couleurs criardes, se fonde dans des plans instabilisés par la caméra portée, et se charge d’une absurdité faisant naître les rires au lieu des larmes.
Cette absurdité conduit le film de bout en bout, ne laissant de répit à aucun plan. Parfois elle fonctionne, d’autres fois non. L’intrigue suit Ruby, Elise et Nicole, trois amies confinées dans leur appartement commun pendant une vague caniculaire. Nicole épie son voisin d’en face, Magnani ; elle le fantasme jusqu’à écrire un livre sur lui, sur leur couple littéralement fictif. C’est Ruby qui parlera la première à Magnani et entamera le flirt. Mais il la viole lors d’un shooting photo durant lequel les détonateurs de la caméra s’apparentent plutôt aux bruits sourds de coups de fusil. Ruby le tue avec cruauté, et les trois femmes s’acharnent à cacher le corps pour éviter la prison. Chacune d’elle est une figure caricaturale, topos comique à l’excès. Ruby est camgirl, pleine de strass et impudique ; Elise est actrice, star de téléfilms en pleine crise existentielle ; Nicole est écrivaine, la fille ordinaire par excellence, amoureuse d’une image plutôt qu’aimée d’un individu. Pour autant, aucune condescendance n’empreint le regard que porte sur elles la caméra. L’absurde n’est pas ridicule, et la réalisatrice va jusqu’à interpréter Elise, non pas dans le geste égotique et confiant qui anime certains cinéastes mais dans une exquise autodérision.
Les Femmes au balcon a appuyé sa promotion sur son féminisme2. On est forcé, alors, de le chercher, et de l’étudier. J’ai toujours été mal à l’aise quand un objet d’art, tant au cinéma qu’ailleurs, était catégorisé féministe. D’abord, parce qu’il l’est souvent par des personnes qui ne le sont pas, précisément pour se dédouaner de ne pas l’être. Prenons un exemple extra-cinématographique : dans l’exposition sur le Pop Art de la fondation Louis Vuitton (Pop Forever, Tom Wesselmann), une grande partie des œuvres présentées avaient pour sujet des corps de femmes nues, anonymées, sans visage. Ces corps étaient blancs, cis, jeunes, épilés. Au lieu d’assumer que cela revêtait d’un certain male gaze et sacralisait, donc objectifiait, une beauté féminine hégémonique, la Fondation Vuitton les annonçait féministes. On pouvait ainsi lire que, dans un contexte post-68, ces toiles faisaient exister un désir féminin jusqu’alors réprimé. Cet aspect est sans doute vrai, mais il n’était pas nuancé, et rien ne précisait qu’il s’agissait d’un certain désir (désirable pour le peintre et le spectateur masculin) et d’un certain féminin (jeune, hétéro, cisgenre, mince…). Au lieu d’assumer un féminisme très libéral, acceptable par une société patriarcale, donc un certain sexisme, la Fondation taisait sous le terme général de “féminisme”, comme s’il n’en existait qu’un, les limites de son expression par Tom Wesselmann. C’est ce féminisme restrictif et qui ne remet pas en question la société, le genre, l’hétéronormativité, qui est apprécié et promu dans les communications artistiques qui s’en revendiquent. Ce féminisme (libéral et capitaliste), ne questionne pas le système mais se modifie pour s’y faire une place. Il n’a rien de subversif mais il conforte le patriarcat dans l’idée qu’il n’est pas un problème et qu’il accueille les minorités.
Voir le terme “féministe” autant attribué aux Femmes au balcon oblige à se demander de quel féminisme il s’agit. Le film opère certes un geste bienvenu, dénonçant le viol (y compris conjugal) et accueillant différentes formes de féminités, pilosité, cicatrices et liberté sexuelle comprises. La sororité est la force des protagonistes, c’est l’être-femme collectif qui les fait s’échapper, là où celle qui agit seule (Denise) n’arrive à rien. Mais limiter le film à son féminisme c’est être déçu·e par sa force politique très sage, et ne pas regarder le film pour ce qu’il est : une comédie efficace et trash.
Porté par des actrices remarquables (Sandra Codreanu, qui interprète Nicole, est particulièrement convaincante), Les Femmes au balcon divertit. Sa colorimétrie assez désagréable et sa caméra particulièrement gauche l’inscrivent dans une horreur nanaresque et délicieuse. Entre symboles sans subtilité (Ruby est l’Eve originaire, constamment ramenée au serpent ; Nicole un faucon sage intermédiaire des spectres) et discours trop explicites pour être fédérateurs ou du moins convaincants, le film réalisé par Merlant et co-scénarisé par Sciamma3 trouve sa justesse dans son humour.

Alex Dechaune

  1. Virginie Despentes développe sa pensée en prenant pour sujet le viol. Je me permets de l’élargir aux autres agressions. Le viol étant une agression avec pénétration, le schéma systémique de domination et d’impunité reste le même. ↩︎
  2. Il suffit de voir les titres de la presse : “Une leçon survoltée sur le féminisme” (Le Monde), “Le revigorant manifeste féministe de Noémie Merlant” (Télérama), une “comédie horrifique et féministe” (rts), une “comédie déjantée et féministe” (Allociné)… ↩︎
  3. Céline Sciamma est une cinéaste lesbienne et féministe, notamment réalisatrice de Portrait de la Jeune fille en Feu et Tomboy. ↩︎

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