Wicked

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Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Jon M. Chu / Scénario : Winnie Holzman et Dana Fox d’après la comédie musicale de Stephen Schwartz et Winnie Holzman qui s’inspire du roman de Gregory Maguire, reprenant lui-même l’univers du livre Le Magicien d’Oz de Lyman Frank Baum / Production : Marc Platt, David Stone / Production déléguée : David Nicksay, Stephen Schwartz, Winnie Holzman, Jared LeBoff, Dana Fox / Musique : Stephen Schwartz, John Powell / Montage : Myron I. Kerstein / Direction de la photographie : Alice Brooks / Décor : Nathan Crowley / Costumes : Paul Tazewell / Maquillage : Frances Hannon / Casting : Tiffany Little Canfield, Bernard Telsey / Sociétés de production : Universal Pictures, Marc Platt Productions / Société de distribution : Universal Pictures
Interprétation : Cynthia Erivo (Elphaba), Ariana Grande (Galinda), Jonathan Bailey (Fiyero)…

Année de sortie : 2024

Descendants en 2015, L’Ecole du Bien et du Mal en 2022 : les fictions qui jouent explicitement avec la porosité de la frontière entre bien et mal ont du succès, et la dernière en date se voit l’honneur d’être destinée aux salles de cinéma et non plus seulement aux écrans de télévision1. Adaptant avec Ariana Grande et Cynthia Erivo une comédie musicale populaire à Broadway, Wicked2 imagine un préquel du Magicien d’Oz3. Dans ce dernier, Dorothy se retrouve emportée par une tornade et arrive au pays d’Oz, non sans écraser par erreur une sorcière en chemin. Ce meurtre lui vaut les honneurs du peuple des Munchkins et la haine de la méchante sorcière de l’Ouest, sœur de la défunte. Sous la protection de la gentille sorcière du Nord, et en rencontrant sur le chemin divers amis loufoques, Dorothy rejoint le Magicien d’Oz pour le prier de l’aider à rentrer chez elle. Wicked imagine l’École de Sorcellerie d’Oz, la Shiz University, et y relate les premières années d’études de Galinda et d’Elphaba. La première est toute de rose vêtue, archétype de la fille populaire et privilégiée ; la seconde a la peau verte, ce qui lui vaut d’être détestée par son père et rejetée par ses camarades. En somme, Galinda est la gentille, Elphaba est la méchante. Bien sûr, le film va jouer de cette assignation manichéenne et brouille sans subtilité – mais sans volonté de subtilité non plus – leur distinction. A l’instar des préquels sur les némésis4 de super-héros, tels que Joker ou Venom, Elphaba est complexifiée par l’intrigue, victime de rejet plutôt que rejetant, méchante par effet de la méchanceté de celleux qui l’entourent plutôt que par essence.
Ces relativement récentes histoires dans lesquelles le méchant est en réalité un gentil que la vie a rendu haineux ne doivent pas leur multiplication au hasard. Elles résultent d’une critique des Etats-Unis, d’une perte de crédibilité de leur messianisme. Difficile de ne pas voir en la faussement parfaite Galinda une figure des States contemporains. Son prétendu altruisme n’existe que pour asseoir sa popularité et ne remet jamais en question ses privilèges et sa domination, tout comme l’ingérence des Etats-Unis lui évite de regarder sa propre violence hétéropatriarcale. Il n’est pas anodin que Elphaba soit interprétée par une personne racisée et soit rejetée pour sa couleur de peau, tandis que Galinda est d’une pâleur indubitable de la peau jusqu’aux cheveux qu’elle balance régulièrement. Cette perspective anti-raciste prend d’autant plus sens dans un film qui s’inspire du Magicien d’Oz, classique cinématographique dont s’est emparé la communauté queer alors en manque de représentations et de droits. Wicked s’inscrit donc dans une lignée de films politiques. Rien de trop virulent bien sûr, mais un renversement des valeurs suffisamment étonnant pour rappeler que toute histoire est construite. Dans cette société, tout héros est un homme qui s’inscrit dans un système hégémonique le favorisant assez pour qu’il s’épanouisse comme tel.
Comme la dichotomie gentil/méchant trouve son expression paroxystique dans les contes de fées et histoires pour enfants, Wicked s’inscrit dans cette adresse « Tout public ». Il en dévie cependant la forme en même temps qu’il en renverse le fond. La première heure et demie condense ainsi les stéréotypes du conte, les exacerbant jusqu’à en faire jaillir le ridicule. Dans cette hilarante moquerie on retrouve tour à tour des doctrines de Victor Hugo – la laideur est le signe extérieur d’une vilenie intérieure – et de Marx – rien ne fédère mieux un peuple qu’un ennemi commun. Ariana Grande est brillante dans le rôle de la petite fille parfaite. D’une autodérision mordante, elle allie excès de maniérisme et moues faussement compatissantes avec génie. Elle forme un excellent duo avec Cynthia Erivo, dont la mesure et la retenue contrastent magiquement. Actrice et chanteuse de comédie musicale maintes fois récompensée, Erivo n’a débuté au cinéma qu’en 2018 et y fait ses preuves une fois de plus.
Au fil du récit, le personnage de la sorcière se construit chez Elphaba, de plus en plus humanisée. Le visuel de la mégère se développe progressivement : chaque pièce de son vêtement résonne avec sa caractérisation et sa complexification. Ultime renversement de valeurs, le magicien d’Oz, originellement gentil incapable qui pousse les héros à découvrir leurs ressources en eux-mêmes, devient un Docteur Mabuse5 moderne, dictateur divisant pour mieux régner.
La première partie de Wicked est un régal. Il est facile de moquer le conte et bien des fictions l’ont fait, mais la caricature est ici si bien agencée et si parfaitement rythmée qu’elle ne perd rien de son efficacité. La découverte de l’Université et des diverses magies et créatures qui la composent n’est pas sans rappeler la saga Harry Potter et les fictions qui lui ont succédé, à la Oksa Pollock et Gardien des Cités Perdues. L’univers du pays d’Oz offre une liberté de décors et de costumes que Nathan Crowley et Paul Tazewell ont exploitée à merveille (c’est le cas de le dire). Une fois passée l’entrée à la Shiz University et la structure classique du teen movie6, l’intrigue débute et le film s’essouffle. Wicked, en gagnant un enjeu narratif, perd son humour, et donc son intérêt. Là où la première moitié du film trouvait assez d’autodérision pour se faire film familial – s’adressant autant à des enfants le regardant au premier degré qu’à des adultes en appréciant l’ironie – la seconde moitié perd de sa saveur en ne parlant plus qu’à son premier public, les jeunes spectateur·ices.
Reste à savoir quel ton emploiera le second volet, déjà prévu pour novembre 2025. De ce premier film, on retiendra le caractère hilarant et divertissant, et on oubliera vite la traînante dernière heure.  

Alex Dechaune

  1. Dans l’économie et la hiérarchie actuelle du cinéma, être projeté en salles et non pas réservé aux écrans de télévision est un honneur et signe d’une supériorité symbolique. ↩︎
  2. En anglais, « wicked » signifie méchant·e. La comédie musicale et le film qui l’adapte épousent sans surprise le point de vue d’Elphaba, antagoniste maléfique. ↩︎
  3. Livre de Lyman Frank Baum paru en 1900 et adapté au cinéma par Victor Fleming en 1939. ↩︎
  4. A l’origine nom de la déesse grecque de la Juste Colère et de la Vengeance divine, « némésis » désigne aussi aujourd’hui l’adversaire suprême d’un protagoniste, voire son double maléfique (le Joker pour Batman par exemple). ↩︎
  5. Le Docteur Mabuse est un personnage de littérature popularisé par Fritz Lang. Dans les films éponymes de ce dernier, Mabuse est un criminel hypnotiseur jouant avec l’enregistrement de sa voix pour la projeter sur un être supérieur et s’immortaliser. ↩︎
  6. Le teen movie est un genre cinématographique dans lequel les héros sont des adolescents ou des jeunes adultes, et qui se destine à un public de la même tranche d’âge. On y retrouve des topoï tels que le collège ou l’université pour décor, l’opposition entre le populaire et le nerd, etc.   ↩︎

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