Everybody loves Touda

Depuis la Rubrique :
3–5 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Fiche technique : 

Réalisation : Nabil Ayouch / Scénario : Nabil Ayouch et Maryam Touzani / Musique : Flemming Nordkrog et Kristian Selin Eidnes Andersen / Décors : Samir Issoum et Eve Martin / Costumes : Rafika Benmaimoun / Photographie : Virginie Surdej / Son : Rachid Boumouche / Montage : Nicolas Rumpl / Production : Nabil Ayouch et Amine Benjelloun / Sociétés de production : Velvet Films, Les Films du Nouveau Monde, Ali n’Productions, Snowglobe Films et Staer / Sociétés de distribution : Ad Vitam Distribution et MK2
Interprétation : Nisrin Erradi, Joud Jamihi et Jalila Tlemsi

Année de sortie : 2024

Il est difficile de capturer le Maroc à l’écran. C’est le cas pour toutes les sociétés, certes, mais cette problématique de la représentation me semble particulièrement exacerbée au Maroc. Peut-être car ma relation à la société marocaine, en tant que Marocain·e résidant à l’étranger depuis peu, est elle-même problématique, compliquée, paradoxale ? C’est possible. Mais il me semble qu’Everybody Loves Touda reflète bien ces questionnements, ces points sensibles qui créent une véritable fracture dans la société marocaine post-coloniale. Après tant d’années de protectorat et tant d’années encore à tenter de se frayer une place parmi les puissances occidentales, à s’en faire aimer, il est difficile de savoir ce qui fait le Maroc “authentique”, “vrai”. 
S’agit-il du village de Sidi Taleb dans lequel Touda (Nisrin Erradi) commence sa carrière de Cheikha1 et où elle élève son fils avec Rkia, la nounou (Jalila Tlemsi) ? S’agit-il de ces paysages de campagne bordés par les montagnes, où les parents de Touda habitent ? Ou encore, ce “vrai Maroc” se trouverait-il dans les grandes villes où tous les univers et genres se rencontrent, entre bling bling des grandes salles et ruelles inquiétantes ? En tout cas “Everybody loves Morocco” de la même manière que “Everybody loves Touda” : tout le monde a l’impression de se l’accaparer, de comprendre mieux que n’importe qui d’autre où se situe son essence. 
En reprenant le thème des Cheikha, Everybody Loves Touda met les femmes marocaines et leur implication dans l’art à l’honneur. Depuis le XIXe siècle, ces artistes chantent et se font elles-mêmes figures marginales : anti-colonialistes, anti-patriarcales et anti-impérialistes. Touda représente assez bien tout cela : elle ne veut pas simplement faire de l’argent lors de ces spectacles, mais elle veut chanter, se dresser en femme seule, indépendante. Pour ce qui est de l’anticolonialisme, il est plus implicite, voire même mis sous sourdine : Touda revendique avant tout son indépendance, et elle ne répond pas à des codes occidentaux esthétiques. Elle garde ses caftan, son langage franc et ses manières d’être très marquées. 
Tout du long, les spectateur·ices voient apparaître des jeux de contraste très visibles. Ils reprennent parfois les oppositions qu’on retrouve dans la société marocaine. La scène d’ouverture introduit par exemple le thème de la dissonance entre les tonalités chaleureuses du monde de la fête et la réalité glaciale du quotidien. Peut-être n’était-il cependant pas nécessaire de transformer le glacial en glaçant, avec cette brutale conclusion par le viol qui apparait gratuit, inutile, et peut-être même néfaste. S’il s’agit de montrer jusqu’où les violences sexuelles et sexistes peuvent aller et à quel point elles sont banalisées, alors l’absence de conséquences sur les personnages ou d’une considération plus explicite de la signification qu’a une telle violence pour le personnage de Touda est réellement problématique. Néanmoins, cette scène de viol engrange un schéma de répétition/variation qui n’est pas inintéressant : les  frontières entre réel et spectacle deviennent de moins en moins claires, puisque les violences sexuelles s’immiscent petit à petit dans le monde de la Aïta2 et le pervertissent. Ce qui persiste, c’est la solitude de Touda, jamais soutenue dans son refus des avances sexuelles formulées pendant ou après ses représentations par ses spectateurs. Le schéma de répétition/variation montre aussi le personnage à la fois comme chanteuse déchaînée et exaltée mais aussi comme femme forte bien que désespérée, prête à tout pour s’en sortir bien qu’empêchée. 
Pour Touda, il est certain qu’une fois en ville, elle sera libérée. Mais la réalité est glaciale : elle se fait harceler sexuellement dans la rue, ne peut chanter que du Chaabi3 et là aussi se doit de consentir aux avances des hommes, qui ne se cachent pas de vouloir la payer pour. Comme dans Anora, la scène finale interroge, glace le sang. Il s’agit d’un plan séquence dans lequel on la voit quitter la grande scène où elle a été invitée après une énième demande sexuelle. Elle descend en ascenseur et on la voit pleurer puis progressivement sourire, sans que l’on puisse réellement trouver un sens à ce regard ambigu. Est-elle fière d’elle ? Se sent-elle plus légère, libérée ? S’agit-il d’un dernier feu vital ? Ce n’est pas le seul parallèle que l’on peut faire entre les deux films, mais en tout cas une chose est claire : Everybody Loves Touda veut pousser au cri, à la fracture. Et peut-être à terme à la réconciliation, mais pas avant d’avoir crié, pleuré, célébré. 

So

  1. Tradition de chanteuses féminines qui chantent le désir, la fête et le sexe en mêlant musiques traditionnelles amazighs (berbères) et le Melhoun, poésie maghrébine populaire. ↩︎
  2. Art à l’origine rurale, Aïta signifie “cri”. Il s’agit donc d’un cri d’amour, de célébration mais aussi de contestation contre la colonisation française du Maroc. ↩︎
  3. Musique populaire maghrébine, genre dominé par les hommes et qui renvoie à des thèmes plus heureux, plus réconciliateurs. ↩︎

Réponds et partage anonymement ton point de vue sur la question ! Peut-être que l’auteurice te répondra…

Intéressé·e ? N’hésite pas à découvrir nos publications récentes !