Anora – regards confrontés

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6–9 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation et scénario : Sean Baker / Production : Sean Baker, Alex Coco et Samantha Quan / Maison de production : Cre Film et Film Nation Entertainment / Direction de la photographie : Drew Daniels / Montage : Sean Baker / Musique : Matthew Hearon-Smith / Costumes : Jocelyn Pierce / Décors : Stephen Phelps / Maquillage : Annie Johnson
Interprétation : Mikey Madison (Anora), Mark Eydelshteyn (Ivan)…

Année de sortie : 2024

  1. Regard de Baptiste Hoarau
  2. Regard de Geneviève Rivière

Regard de Baptiste Hoarau

Des points de lumière rouge sur fond noir, comme des lampions se reflétant sur l’eau, une jolie musique pop, qui donne envie de faire un teen movie, le travelling latéral s’amorce et puis… pléthore de fesses.
Voici le choc initial que produit l’ouverture d’Anora. On est soufflé pendant quelques secondes ; pourtant, à mesure que la séquence se prolonge et que défilent devant nous ces fauteuils de strip-club où les danses ont lieu, l’habituel malaise de se sentir voyeur face à de telles images ne vient pas. Pourquoi ? Eh bien parce que nous ne sommes pas constitués en spectateurs-voyeurs justement. Ici les danseuses travaillent, rien de plus. Pas de détresse, pas d’exercice de ses charmes comme dernière ressource contre la misère ou autre niaiserie. La faiblesse ou la honte se trouve davantage du côté des clients, hypnotisés et enfoncés dans leur fauteuil, dépensant leur argent pour que dure toujours cette danse,  et pour la plupart morts de peur à l’idée que leur famille ne découvre qu’ils ont leurs habitudes ici.
Sur ces bases, sur ce renversement initial des préjugés, se déploie l’histoire d’amour, s’il en est, d’Ivan et Ani1. Parler d’Ivan comme d’un « fils de… » le résume parfaitement : incomplet, juvénile, il n’existe que dans la mesure où un jour il perpétuera la dynastie familiale. Mais tout ça semble n’avoir rien de définitif au départ. On croit (ou l’on veut croire) à la possibilité que l’amour fasse sauter cette prison dorée, même si tout est tarifé entre eux depuis le début – et à juste titre, Anora maîtrise la situation, elle fait son job, et nous sommes de tout cœur avec elle. Jusqu’à ce qu’Ivan propose qu’ils se marient. La raison ? “on a passé de bons moments ensemble, et je pense que ça aurait été le cas sans mon argent, et puis comme ça je deviendrai américain et mes parents iront se faire foutre.”2 En un instant, toutes les limites sont dépassées : on court forcément à la catastrophe. Si la course à la catastrophe, l’enchaînement des péripéties, sont des moteurs habituels de la comédie, et que l’on se sent alors rassuré, certains que tout rentrera dans l’ordre, il a pourtant de quoi en douter.
Car chez Sean Baker, on ne s’affranchit pas d’une forme de naturalisme. La finesse d’écriture du scénario est déconcertante : sans cesse les schémas narratifs classiques sont malmenés, et nous sommes incapables de décoller notre regard de l’image car incapables d’anticiper. Cela passe notamment par des changements de rythme, comme dans la longue séquence pivot au cœur du film, qui dure, s’éternise comme un pénible retour à la réalité, s’opposant à la fluidité avec laquelle les scènes s’enchaînent à Vegas.
Pour autant, la singularité du récit n’est pas poussée jusqu’à l’absurde. La notion de classe sociale le sous-tend d’une façon à la fois subtile et claire, surtout dans la seconde moitié du film. Cela passe notamment par un beau travail sur les costumes, d’un naturel remarquable. Or, ils nous renseignent précisément sur l’appartenance de chaque personnage, à l’exception près d’Ani et Ivan, chez qui ils pointent du doigt des contradictions. Ivan porte des vêtements de marque de luxe dont le design s’inspire du streetwear, pendant qu’Ani garde presque jusqu’à la fin un manteau en véritable Zibeline, marque ostentatoire de richesse. Il joue aux pauvres, elle joue au riches, et Igor regarde le tout, stoïque, comme s’il connaissait déjà la fin de l’histoire.
Sans trop en dévoiler, je saluerai enfin le final, qui nous refuse le baume que l’on aurait tant souhaité. Les riches s’amusent à jouer avec la vie des pauvres, ils attendent de ces derniers qu’ils comprennent qu’aucune magie n’est plus forte que l’insurmontable abîme qui les sépare. Dans ce contexte, pourrions-nous décemment nous contenter d’un happy-end avec “Igor le bon camarade de classe”1? Non. Il en va de la morale et de l’engagement du film. Alors même si mon cœur est ressorti deux fois brisé du cinéma après y avoir vu Anora, merci à ces cinéastes qui filment le monde d’aujourd’hui pour des gens d’aujourd’hui (qui dans la salle sera vraiment choqué de voir à quoi ressemble une danse érotique?) et nous le rendent lisible d’une façon nouvelle, grâce à de nouvelles fictions dont nous avons terriblement besoin.

1 Surnom qu’Anora préfère tout au long du film
2 Citation approximative du film
3 Au sens marxiste ou scolaire du terme, c’est à vous de décider.

Regard de Geneviève Rivière

“Allez, dis moi. Pourquoi ne m’aurais-tu pas violée ?” Invoquant le souvenir de cette altercation ambigüe que fut sa rencontre avec Igor, Ani brise d’une parole lourde la fine limite entre violence et blague qui avait fait le “charme” de cette même rencontre. On la cite abondamment, car elle se déroule dans un long plan-séquence quasi improvisé, loué pour le travail qui l’a précédé, le talent qu’elle a supposé, mais surtout la jouissance qu’elle provoque finalement. C’était amusant, n’est-ce pas, de la voir se débattre, hurler, mordre, se répéter, sans jamais qu’on prenne sa voix en considération. Se moquer du brouhaha dans lequel se perdait sa parole, c’était drôle et excitant. Moi j’ai bien ri en tout cas. Sans complexe, j’ai profité, et je ne jugerai pas ceux qui ont aussi profité. Mais cette phrase, citée plus haut, a eu dans mes yeux l’effet d’une écharde rassurante, laissant s’épanouir la larme glaciale que je couvais. Car si Ani demande cela à Igor, si elle s’adresse à la caméra, je crois qu’elle me parle aussi un peu. 
Pourquoi Igor ne l’aurait-il pas violée ? Force tranquille, présence constante, imposante et discrète, aide non demandée, conseils peu nécessaires. Son omniprésence en arrière-plan est d’autant plus ressentie que son visage est souvent plus net que celui même de l’actrice principale. Impassible, on peut ainsi lui passer nos émotions sans complexe. Comme nous, il observe cette femme énigmatique. Et comme nous, à part cela il ne fait presque rien d’autre qu’obéir. Ses actions spontanées se réduisent à : donner une écharpe à Ani, fumer, donner la bague à Ani, essayer de l’embrasser. “Parce que je ne suis pas un violeur” : voici sa réponse à l’interrogation qui nous intéresse. Une réponse tautologique1 qui force à s’interroger soi-même sur les véritables raisons du non-geste. La présence de ses camarades ? Les ordres de son employeur ? Et peut-être sa volonté de posséder Ani autrement… Le don final d’Igor à Ani, la bague de fiançailles qu’Ivan lui avait achetée plus tôt, arrive en effet comme un remake de la demande en mariage du jeune russe, version “réaliste”. 
Pourquoi Igor ne l’a-t-il pas violée ? “Parce que tu es une putain de tafiolle”. Humour, rappel à un running gag (douteux par ailleurs), retour à la narration. Mais les rapports de force sont rétablis : il pourrait. Il pourrait la posséder et il la possède, quoique imparfaitement, car moins parfaitement que nous. Car qu’est-ce qui empêche le spectateur de s’accaparer ce corps complètement dénudé ? Sa personnalité est caduque, sinon cachée. Son corps lui, n’a plus de secret pour nous, et nous avons payé pour ça. La seule chose qui nous empêche vraiment d’assister à son viol est qu’on est dans une comédie PEGI 12. Face à cette réalité, quelle arme possède Ani ? Sa maîtrise du désir de l’autre ? Piètre arme, et montrée comme telle. Sa beauté et son savoir-faire ne lui attirent décidément rien de durable. Ils ne lui permettent pas de s’échapper avec son prince charmant, qui, satisfait de son service, n’y voit rien d’autre que cela. Ils ne lui permettent pas non plus de savoir quoi répondre à une avance à la fois amicale, amoureuse, respectueuse, mais surtout douteuse, d’Igor. Ces deux agents de service ont servis, à leur manière, dans toute leur impuissance, le même maître. Assujettis tous les deux, ils ne peuvent redonner vie à la magie fantasmagorique qui illuminait la première séquence de danse érotique. L’illusion de leur pouvoir leur est révélée au contact de ses chaînes, à la vision de cette laisse qui les rattache à la volonté des puissants. La scène de sexe ultime se superpose aux précédentes comme pour pointer du doigt leur vanité, leur parure “déplacée”. Et au refrain des musiques catchy de pop et de rap se superpose le grincement sourd des essuie-glaces. Pour le reste de notre soirée, du moins.

1 Une réponse tautologique répond à la question par les termes de la question même, et par là n’apporte aucune information explicative. Ici le cas est exemplaire : “Pourquoi n’est tu pas un violeur ? Parce que je ne suis pas un violeur.”

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