Bird

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4–5 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation et scénario : Andrea Arnold / Image : Robbie Ryan / Son : Nicolas Becker / Montage : Joe Bini / Décors : Maxine Carlier / Costumes : Alex Bovaird / Production : House Productions / Co-production : Ad Vitam Productions, Arte France Cinéma / Distribution : Ad Vitam Distribution
Interprétation : Nykiya Adams, Franz Rogowski, Barry Keoghan

Année de sortie : 2024

Bailey filme un oiseau, une mouette face à elle qui lui renvoie parfois son regard, avant de s’envoler dans le ciel. Bug, le père de Bailey, le fait fuir en arrivant, et repart avec sa fille sur sa trottinette. Au pont suspendu, inondé d’un soleil empêché par les grillages, se substitue la ville. Un squat du nord du Kent (Angleterre) se découvre en arrière-plan. Les multinationales défilent sur les murs, et ancrent d’emblée le film dans un réel contemporain, dans une saisie d’une époque, la nôtre.
Que dire de la représentation des classes populaires quand on n’en fait pas partie ? Aussi renseigné·e qu’on puisse être sur les biais qui infusent cette position, on n’offre pas moins un regard extérieur et dominant sur une condition qu’on n’a jamais vécue, et qu’on ne vivra sûrement jamais. Je suis bourgeoise, mon regard est bourgeois. Bird filme avec une telle absence de condescendance et de préjugés un milieu que je ne connais pas, que s’il me fallait en parler c’est moi qui intégrerait ces attitudes. Comme, cependant, j’ai déjà joué la carte du renoncement au langage pour Les Reines du drame, il me faut produire cette fois un texte qui traite réellement du film. 
Il y a une tendresse gracieuse dans Bird, si prégnante que la poésie des images ne se montre jamais. C’est avec un naturel incomparable que Robbie Ryan capture des moments de vie et les retranscrit avec une rigueur cachée. La caméra épaule est récurrente, elle accompagne les moments d’actions de soubresauts et d’une mobilité imprévisible. Elle fatigue, emporte dans les temps de crise, elle contraint les spectateur·ices à la tension des personnages. L’instant d’après elle est stable, elle suit un quotidien plus tranquille. Elle regarde les personnages penser, après les avoir accompagnés en train d’agir. Il y a une stricte composition des plans, ne laissant de zones vides que celles qui doivent l’être, habillant les murs d’un drap, de tags, d’une fenêtre. Mais cette capture semble innée, irréfléchie, rien sinon une réflexion sur les plans ne laisse voir qu’ils sont si maîtrisés. C’est précisément cette apparente désinvolture qui donne tout son charme aux projections vidéo sur les murs. Elles mêlent un support irrégulier – le plâtre peint et abîmé – avec des images lisses filmées au téléphone, que capture le grain de la pellicule.
L’image du film intègre ponctuellement les vidéos que prend Bailey. Outre ces instants où elles sont projetées sur le mur de sa chambre, les plans du téléphone sont parfois directement substitués à ceux de la caméra, et ils soumettent le cadrage cinématographique à leur format portrait. De ce contraste entre deux natures d’image, au lieu d’une opposition, naît une continuité qui impose Bailey comme cinéaste en puissance. La coexistence de la pellicule et du numérique, d’un mode ancien et d’un mode contemporain, n’est pas employée pour valoriser l’une (Andrea Arnold, la pellicule, le “vrai” cinéma) aux dépens de l’autre (Bailey, le numérique, l’ « insignifiant ») mais pour créer une filiation inhabituelle par son traitement entre la cinéaste et sa protagoniste. L’obsession de Bailey à tout filmer, à tout re-regarder, à percevoir le monde par la capture qu’elle en a fait, rappelle celle dont se revendiquent les plus grands cinéastes. Seulement, Bailey est issue d’un milieu populaire, elle filme selon ses codes et sa sensibilité, et pour se protéger autant que pour se souvenir.
La tendance de Bailey à recourir au cinéma s’exprime aussi dans sa fictionnalisation du monde. Alors qu’à à peine douze ans elle lutte contre des agressions multiples et en protège du mieux qu’elle peut ses frères et sœurs, l’enfance survient, une ultime fois, dans une des scènes finales. Quand la violence est trop grande, quand elle devient intolérable, le fantastique advient avec une magnifique poésie. Franz Rogowski incarne cet appel désespéré à l’irréel et au conte. L’acteur, dont la subtile fragilité et l’immense capacité de réconfort surprenait déjà dans Ondine (Christian Petzold, 2020), offre à l’héroïne des bras chauds et enveloppants, et la possibilité, pour une fois, de ne pas regarder de face la destruction. Son personnage est étrange. Habillé d’un pull et d’une jupe évasée, il apparaît dans un champ, dansant avec une ingénuité étonnante pour son âge. Son prénom – oiseau, en anglais – décrit son attitude in-humaine, son comportement inexplicable. Bird, le soir, se tient debout sur les toits, dans un équilibre instable mais serein. Il apprivoise progressivement Bailey, en offre une contre-figure. Elle, est en colère contre sa famille qui évolue sans la consulter et semble moins responsable que l’enfant qu’elle est. Lui, cherche la sienne, qu’il a oubliée et qui l’a oublié, le croyant mort. Mais comme les images pellicule et numérique, les personnages ne contrastent jamais. A la place, Bird et Bailey créent une amitié singulière, empreinte de silences, de regards et de gestes. Ils se protègent et se construisent. Bird est un film qui n’oppose rien, mais façonne de la rencontre. 

Alex Dechaune

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