FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Ray Yeung / Scénario : Ray Yeung / Composition : Veronica Lee / Production : Chowee Leow, Michael J. Werner, Stan Guingon, Ray Yeung / Direction de la photographie : Ming Kai Leung / Direction Artistique : Albert Poon / Distribution : Nour Films, Films Boutique
Interprétation : Patra Au, Maggie Li, Tai Bo, Chung-Hang Leung
Année de sortie : 2025
Ensemble les lesbiennes vieillissent aussi, avant de mourir.
Pat disparaît très vite, mais elle reste autant présente dans la vie de Maggie que lorsqu’elle y était encore en vie. Cependant, sa présence ne se ressent pas dans les attentions de plus en plus froides de sa famille, qui semble comme désadopter la veuve une fois sa moitié incinérée. Elle se devine seulement dans l’empreinte qu’elle a su déposer, par elle-même, dans le monde qu’avec sa bien-aimée elle a pu partager. En travaillant sur la question de la légalité du deuil, Ray Yeung aspire à offrir pour ces âmes désavouées un repos que les institutions ne sont pas (encore) faites pour encadrer.
Il est de bon ton de critiquer la tendance qu’ont les personnages queer à ne pas survivre à la fin des films dans un état plus enviable que la dépression, l’aliénation ou le regret. Le Secret de Brokeback Mountain (2005, Ang Lee), Call me by you name (2017, Luca Guadagnino), ou encore The Shameless (2024, Konstantin Bojanov) en sont des exemples récents, dont le succès témoigne de l’actualité encore brûlante de cette problématique. Problématique, elle l’est car elle rassure étrangement son/sa spectateur·ice réactionnaire dans l’impossibilité d’une réalité heureuse pour ces situations amoureuses hors “normes”. Si le prince ne rejoint pas la princesse, mais reste avec son valet, c’est très beau et c’est très triste, mais ça ne peut pas durer. L’exception n’est acceptée que dans la tragédie de son impossibilité. Je ne suis cependant pas de l’avis que montrer ce genre de souffrance, de désillusion, soit une mauvaise chose en soi. La disparition presque nécessaire du couple non hétéronormé dans la conjoncture actuelle est un phénomène que le cinéma est en droit (sinon en devoir) d’aborder. La montrer d’une manière si crue empêche de se laisser berner par la douce berceuse progressiste que susurrent la voix mielleuse de nombreuses campagnes de pinkwashing1. De plus, il ne me semble pas être la seule à avoir vu pointer le bout du nez d’une nouvelle tendance, inverse. Pour ne pas enterrer ses gays devant la caméra, on y choisit d’étouffer les angoisses de la communauté LGBT+ qui sévissent de l’autre côté de l’écran. Je m’appuie ici de la vidéo-essay du vidéaste Grégoire Simpson que je vous recommande, où il s’interroge sur l’existence d’une “mode” de la culture gay que trahirait la série Sex Education (2019-2023). On y comprend bien les implications sociologiques d’une représentation trop “optimiste” (ou alarmante selon votre bord politique…) de l’intégration du couple homosexuel dans notre société. Pour résumer, cela revient à nier totalement les réelles conditions d’existence de nombreux ménages qui se refusent à imiter l’hétéronormativité ainsi que les normes bourgeoises (pour ne pas dire capitaliste) que ce modèle sous-entend. Donc non, il n’est pas question de ne montrer que des couples gays heureux et vivants, à défauts (et quel défaut !) d’être réalistes.
C’est ici que, non content de proposer un point de vue rare sur l’une des problématiques les plus oubliées du quotidien d’un couple issu de la communauté LGBT+, Tout ira bien se révèle être un détournement habile du trope habituellement critiqué du “bury your gays” (explicité précédemment). On pourrait dire que l’histoire se situe au croisement des deux extrêmes : ni trop tranchant, ni trop doux. Il propose un couple heureux, qui a atteint l’âge de la retraite au sein d’une communauté solidaire et aimante. Cette communauté s’exprime à la fois dans leur amitié avec un couple de commerçantes du quartier et la relation apaisée qu’elles entretiennent avec leur famille respective. L’homosexualité est un tabou, mais elle n’est pas un problème. Cette distinction est, il me semble, fondamentale, et permet toute la pertinence du propos qui va suivre. Le problème est assez simple : la loi n’a pas prévu de protection pour les veuf·ves qui ne seraient pas propriétaires des biens de leur défunt·e. Ce problème a d’ailleurs été à l’origine même de la genèse du film ! Le réalisateur s’est en effet beaucoup renseigné sur la question, allant jusqu’à interroger diverses victimes de situations engrangées par cette négligence juridique. Ses études de droit sont ce qui l’a inspiré à se pencher sur le sujet, nous garantissant, en tant que spectateur·ice, une approche des plus “scientifiques”. Dans le cas de notre couple de protagonistes, il se trouve que Pat a procrastiné la rédaction de son testament, et Maggie en subit les frais. Comment récupérer ce qui lui revient de droit quand elle n’a pas d’appartenance juridique à cette famille ? Ce problème administratif se double d’une question de représentation. La famille se permet en effet de demander à Maggie des choses qu’elle ne se serait jamais permise de demander si Pat avait été un homme. Dans la loi comme dans les esprits, il n’y a pas de véritable légitimité à cette union, qui ne se révèle ouverte que dans un cadre très privé. Lors d’un des instants les plus intimes de la vie de son couple, l’enterrement de sa femme, Maggie doit rester spectatrice : “Désolé Madame, les amis doivent se tenir derrière la famille.” Subtilement, Yeung laisse apercevoir la fragilité du bonheur queer. Mais pas son intangibilité. D’ailleurs, je crois qu’il n’est pas anodin de proposer en clôture de cette petite épopée silencieuse un baiser, un vrai. Voir deux femmes s’embrasser de tendresse, d’amour, dans des corps que la société a délaissé de toute sexualisation, ça fait du bien. Le film n’est pas parfait, certes, mais il touche dans cette subtilité ce que beaucoup échouent à obtenir dans l’excès. Oserais-je citer Emilia Perez, qui fait tout l’inverse ? En montrant son personnage principal au passing2 parfait vivre sa pleine existence en tant que femme trans et lesbienne sans qu’on la questionne, Audiard a serré très fort le bandeau du pinkwashing sur ses yeux. Et en la faisant tout de même (pour bien faire) mourir à la fin, il ajoute au-dessus de cette crème mensongère l’excrément normatif. Mais je vous laisse lire ce qu’a pu écrire à ce sujet ma camarade Alex Dechaune.
Cette balade anxiogène sait se laisser le temps de respirer. Lors d’une interview pour Trois Couleurs3, le réalisateur admet tirer son inspiration d’Ozu, et particulièrement de la manière qu’a le cinéaste des années 50 de rythmer le quotidien. Ce dernier s’attachait en effet à insérer ce que l’on a ensuite nommé des “pillow-shots” dans ses œuvres. Ces plans, vides d’action sur lequel concentrer son attention, à première vue indépendants de la progression de l’histoire, permettaient aux émotions de s’imprégner dans les objets du quotidien. De cette même manière, l’esprit de Pat semble imprégner chaque recoin de l’appartement, chaque rue traversée, chaque moment de solitude et de déception. Vivante jusqu’à la dernière minute du film, c’est elle qui en initie le baiser final. C’est comme si, entre les coups bas et les retournements de veste, quelques bulles du charisme pétillant de la défunte laissaient deviner ce qui ne peut plus être, mais qui a définitivement existé.
Geneviève Rivière
- Mot-valise anglais, formé sur le modèle de whitewashing. C’est le procédé mercatique utilisé par un État, organisation, parti politique ou entreprise dans le but de se donner une image progressiste et engagée pour les droits LGBT. ↩︎
- Capacité d’une personne à être considérée comme membre d’un groupe social autre que celui qui lui a été assigné à la naissance et au long de sa première sociabilisation, comme l’ethnie, la caste, la classe sociale, l’orientation sexuelle, le genre, la religion, l’âge ou le handicap. Il est particulièrement utilisé dans le contexte de la transidentité. ↩︎
- Revue culturelle publiée dans les cinémas MK2. ↩︎







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