Je suis toujours là

Depuis la Rubrique :
3–5 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Walter Salles / Scénario : Murilo Hauser et Heitor Lorega d’après l’oeuvre de Marcelo Rubens Paiva / Production : Maria Carlota Fernandes Bruno, Walter Salles, Rodrigo Teixeira, Martine De Clermont-Tonnerre / Costumes : Helena Byington, Claudia Kopke / Photographie : Adrian Teijido / Ingénieurie du son : Laura Zimmermann / Maquillage : Marisa Amenta, Luigi Rocchetti / Décors : Carlos Conti / Montage : Affonso Gonçalves / Composition : Warren Ellis / Mixage : Stéphane Thiébaut / Effets spéciaux : Claudio Peralta / Casting : Amanda Gabriel, Leticia Naveira / Titre original : Ainda Estou Aqui
Interprétation : Fernanda Torres, Fernanda Monteneigro, Selton Mello

Année de sortie en France : 2025

La caméra subjective est, au cinéma, une prise de vue située depuis un point similaire à celui d’un protagoniste. Le regard du/de la spectateur·ice embrasse alors celui du/de la protagoniste. Dans Je suis toujours là, un plan emploie ce procédé, intégrant le public cinéphile à la danse menée à l’écran. C’est une prise de vue unique dans le film, mais qui décrit assez bien sa politique et son esthétique globale.
Dans ce film réalisé par Walter Salles et scénarisé par Murilo Hauser et Heitor Lorega, le cinéma, dans sa technique et dans sa narration, s’emploie à faire s’identifier le public aux personnages. Nous entrons ainsi au sein d’une famille brésilienne aisée dans les années 1970, après qu’un carton l’ait située pendant la dictature qui avait lieu. Le père, Rubens Paiva, et la mère, Eunice Paiva, vivent avec leurs quatre enfants, trois filles et un fils. Rubens, ancien député, se fait amener par l’armée pour un interrogatoire, et son retour est dès lors plus qu’incertain. Cette arrestation est tardive dans le film. Avant elle se construit progressivement la caractérisation des membres de la famille et de l’ensemble heureux qu’iels forment, et une menace politique qui s’inscrit en potentiel. Parallèlement à cette dernière tendance on observe un resserrement narratif sur le personnage d’Eunice, de plus en plus seule après le départ de son mari.
Là où les fictions de guerre prennent souvent pour protagoniste principal le héros masculin, soit soldat soit homme politique, Je suis toujours là se concentre sur la famille du disparu. Rubens Paiva, personnage historique réel, a eu un rôle important dans l’histoire de la résistance à la dictature militaire du Brésil. Il reste pourtant un personnage rapidement esquissé, figure de père aimant dont l’engagement se dessinera peu à peu. Sans doute car il adapte un récit écrit par le fils de Rubens, Marcello, et non par Rubens lui-même, le réalisateur  se concentre sur celleux laissés impuissants par sa disparition, et sur la douleur que représente, outre l’absence, le manque d’information la concernant. Le rythme est maîtrisé, ne laissant jamais place à l’ennui. Le point de vue du film épouse celui d’Eunice et insiste sur son parcours, entre protection de ses enfants et action de libération de Rubens.
Dans les institutions cinématographiques, et particulièrement en France, le débat est actuel et virulent concernant ce que la fiction peut ou non représenter de la Shoah. Les controverses sont denses et véhémentes car elles concernent en réalité un sujet plus large : la légitimité (et la capacité) de la fiction à re-présenter fidèlement un événement historique et douloureux. Je suis toujours là ne permet pas vraiment  de comprendre la dictature militaire du Brésil, ses acteurs et sa trame. Il propose néanmoins un portrait de ce que fut le quotidien d’une famille bourgeoise sous la guerre. Ainsi dans certaines scènes, la bande sonore laisse entendre des bruits d’avion en hors-champ, mais les personnages ne les notifient pas et les inscrivent donc dans un paysage devenu habituel. Les repas rappellent la narration à sa matérialité quotidienne, lui évitant de tendre trop vers le thriller ou le drame. La majeure partie du récit  se déroule en 1970 mais la fin laisse voir l’évolution des personnages en 1996 puis en 2014. Alors qu’Eunice et ses enfants grandissent et vieillissent, Rubens a un visage inchangé, fixé par des photos immobiles. C’est un carton précédant le générique de fin qui indique l’intérêt d’adapter en film, et donc nécessairement, même si partiellement, en fiction, l’histoire vraie des Paiva. Sur les cinq gradés accusés d’avoir torturé et tué Rubens Pavia, aucun n’a été arrêté ni puni, encore aujourd’hui. Eunice, recevant l’acte de décès de son mari plus de vingt-cinq ans après les faits, exprime le soulagement que cela a pour elle de voir l’État reconnaître son implication. C’est précisément parce que la dictature militaire du Brésil est un événement historique douloureux et récent que Je suis encore là l’inscrit dans une fiction qui fait tout pour que le·a spectateur·ice s’identifie aux personnages. Le procédé est questionnable, mais efficace, et il fait naître un film donnant voix aux victimes qu’on n’a pas l’habitude d’ériger en héros : les survivant·es.

Alex Dechaune

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