FICHE TECHNIQUE
Hiver à Sokcho, SO
Fiche technique :
Réalisation : Koya Kamura / Scénario : Koya Kamura et Stéphane Ly-Cuong, d’après le roman éponyme d’Elisa Shua Dusapin / Musique : Delphine Malausséna / Décors : Hyein Ki / Costumes : Hong Su-hee / Photographie : Élodie Tahtane / Son : Martin Sadoux / Montage : Antoine Flandre / Animation : Agnès Patron / Production : Fabrice Préel-Cléach et Nam Yoon-Seok / Sociétés de production : Offshore, en coproduction avec BNP Paribas Pictures (France) et en association avec Keystone Films (Corée du Sud) / Société de distribution : Diaphana Distribution (France)
Interprétation : Bella Kim, Roschdy Zem, Park Mi-Hyeon
Année de sortie : 2025
Lorsque l’on découvre Sokcho à l’écran, on est d’abord saisi d’une sensation d’étrangeté. C’est une ville portuaire coréenne où le sable est recouvert par la neige, où les gratte-ciels surplombent les habitations d’un style moins occidental. À l’extrême Nord-Est de la Corée du Sud, à quelques kilomètres de la Zone Démilitarisée1, on est très vite impliqué dans des problématiques spécifiquement coréennes : la guerre entre les deux Corée, le décalage entre Séoul et le reste du pays, les enjeux matrimoniaux, le poids des normes esthétiques… Ce dépaysement est similaire à celui que l’on ressent en tant que touriste, surtout touriste longue distance : par le décalage du regard étranger par rapport au sujet local, tout est choc ou surprise, familiarité ou rejet.
En recréant cette sensation particulière au voyage, Hiver à Sokcho fige cette société coréenne dans un reflet tronqué, un miroir qui en épaissit les traits et qui parfois les déforme. Le regard de l’étranger, repris à l’écran par Yan Kerrand (Roschdy Zem), écrivain et dessinateur en visite, révèle les habitants de Sokcho à eux-mêmes. Ils sont comme obligés de se déclarer au grand jour. Cet agent extérieur, générateur de conflit, se lie d’une relation platonique, courte mais intense, avec Soo-ha (Bella Kim), née d’une mère coréenne (Park Mi-Hyeon) et d’un père français qu’elle n’a jamais connu. Les deux se rencontrent dans l’auberge au sein de laquelle Soo-ha travaille et cette dernière va très vite nourrir une obsession pour Yan, dans lequel elle voit en transparence ce père qu’elle n’a jamais connu. L’échange entre Soo-ha et Yan Kerrand se fait donc en des termes plus qu’inégaux, et par ailleurs assez problématiques : Soo-ha se dévoile à cet artiste qui ne lui laisse qu’un dessin au moment de son départ, l’intégrant à son œuvre sans qu’elle en ait le moindre droit de regard. Je regrette que ce déséquilibre n’ait pas été plus exploité : on nous refuse un discours plus radical sur l’exotisme de Yan Kerrand ou sur la relation de déférence questionnable de la jeune fille à l’égard de cet étranger.
La figure du reflet est travaillée sous toutes ses formes, de la plus concrète à la plus abstraite, du miroir au dessin. Les passages d’animation dessinés à l’ordinateur imitant la peinture à l’encre noire mettent en valeur une sensorialité qu’il serait impossible de dire et même de filmer. Ils apparaissent au moment où l’on comprend que Yan Kerrand est écrivain et dessinateur, rappelant à l’écran ses croquis que l’on ne voit que partiellement. Néanmoins, j’avoue être resté·e de marbre. Ces moments animés renvoient de manière abstraite à l’intrigue, on se passerait bien de ces incrustrations sur fond noir qui ont la plupart du temps un but simplement illustratif. Les miroirs apparaissent souvent à l’écran mais leur usage est parfois déplacé, la glace déformant la perception du·de la spectateur·ice : lorsque Soo-ha est au spa avec sa mère, son corps est remplacé par un autre, que reflète par une glace disposée au parfait endroit. La caméra, dans le même axe, capte cette vue intrigante, superposition de deux femmes. A notre regard, le corps nu de Soo-ha est toujours dérobé : on ne le voit jamais bien qu’on en ait l’occasion à plusieurs reprises, comme si elle relevait de l’irréfletable. Même quand on voit le “bon” reflet, le discours qui l’accompagne soulève la subjectivité de celui qui pose son regard dessus : le petit-ami de Soo-ha se met auprès d’elle devant le miroir pour lui lister les interventions de chirurgie esthétique dont elle aurait besoin pour être “belle”. Dans un miroir, on voit ce qu’on veut voir. Alors que le film met si bien ce principe en image, il semble qu’il en oublie de le questionner, en ce qu’il gangrène sa propre proposition artistique. Le regard de Yan Kerrand, regard d’artiste et d’étranger, est utilisé comme un miroir de révélation, sans jamais être reconnu en tant que regard, en tant que signe d’une subjectivité extérieure à la société qu’il visite. L’homme adulte est pris comme “regard éloigné”2 alors qu’il refuse de se détacher de nombreux préjugés tout en émettant des jugements sur ce qu’il observe, jugements qui ne sont jamais repris et interrogés et qui sont donc donnés sans contradiction. La rencontre des habitudes culturelles et morales mise en scène lors des conversations entre Soo-ha et Yan Kerrand donne souvent lieu à une réconciliation autour des discours de l’écrivain qui mène la danse : il est plus vieux, plus concis et présenté comme plus réfléchi que la jeune femme. Le fait qu’il s’agisse d’une co-production Franco-coréenne et que le réalisateur soit Franco-japonais crée un regard peut-être plus nuancé : on voit que les habitants de Sokcho ne savent pas comment réagir devant les actions de Yan qui sont étranges pour eux ; on sent aussi que Yan se sent parfois gêné et ne sait pas comment réagir devant eux. Mais peut-être parfois le film veut-il trop réunir, et finit par fantasmer une entente qui ici apparaît artificielle car elle mène à trop de non-dits.
Tout en soulevant des problématiques intéressantes sur le tourisme, le film peine à nommer le problème du voyage moderne3. Avant les indépendances, le tourisme était déjà au cœur du fait colonial et nourrissait une relation fondée sur l’exotisme et la fascination entre colonisateur·ice et colonisé·e. Encore aujourd’hui, on retrouve ces dynamiques hiérarchiques à travers les comportements touristiques : Soo-ha doit être aux petits soins avec le touriste, elle parle avec lui en Français alors qu’il ne fait même pas l’effort d’apprendre à dire “bonjour” en Coréen. L’absence du père qui a séduit la mère de Soo-ha pendant un voyage à Sokcho avant de l’abandonner enceinte est assez évocatrice : ce qui est une parenthèse dans la vie du saisonnier impacte un pan entier de la vie de cette habitante. De la même manière, lorsque Yan Kerrand arrive à Sokcho, il force Soo-ha à passer du temps avec lui car elle est la seule avec qui il peut communiquer, il s’intègre à sa vie de manière irrémédiable sans jamais en prendre conscience. Lorsque la jeune femme le confronte à sa cruauté, à la manière qu’il a de “fermer la porte à ceux qui se sont offerts à lui”, l’écrivain rétorque qu’elle ne “doit pas tout mélanger, qu’il est simplement de passage, un client”4. Dans son refus de considérer la rencontre comme un élément perturbateur, Yan Kerrand donne corps au stéréotype du touriste déconnecté, qui fait l’expérience de l’ailleurs pour un but purement esthétique. Seulement, le film ne le dit jamais réellement, ou en tout cas il se rétracte à chaque fois qu’il effleure ce propos et ne propose jamais de remettre en question ce comportement qui se rapproche parfois dangereusement du voyeurisme. Son départ crée une tension dramatique mais on ne questionne jamais réellement la relation qu’il a contribué à créer avec Soo-ha. Je trouve cela dommageable, surtout dans un contexte néo-colonial.
So
- La Zone Coréenne Démilitarisée, ou DMZ, renvoie à la zone tampon qui se trouve des deux côtés de la frontière entre la Corée du Sud et la Corée du Nord. Il s’agit d’un vestige de la guerre de Corée, ayant lieu dans un contexte de Guerre Froide. ↩︎
- Titre d’un livre de Claude Lévi Strauss, le “regard éloigné” renvoie à la distance critique que l’anthropologue prend par rapport à la société étudiée, autant par rapport à ladite société que par rapport à ses propres valeurs. ↩︎
- Le voyage moderne renvoie à la transformation des modes et habitudes de déplacement géographiques après la révolution industrielle et donc à l’émergence du tourisme. ↩︎
- J’ai repris les lignes de dialogue de mémoire, elles ne sont donc pas exactes. ↩︎







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