Jouer avec le feu

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5–7 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation :  Delphine et Muriel Coulin / Scénario :  Delphine et Muriel Coulin d’après le roman de Laurent Petitmangin / Musique : Pawel Mykietyn / Direction photographique : Frédéric Noirhomme / Montage : Béatrice Herminie, Pierre Deschamps / Son : Emmanuelle Villard, Gilles Dumesnil, Olivier Goinard, Lucien Richardson / Production : Marie Guillaumond, Olivier Delbosc, Curiosa Films, UMédia, Felicita / Distribution : Ad Vitam, Playtime, France 3 Cinéma

Interprétation : Vincent Lindon, Benjamin Voisin, Stefan Crepon

Année de sortie : 2025

Et c’est le but ! Belle lucarne à gauche, comme prévu. En plein dans le cœur dépolitisés de mes voisins de banquette, ces parents et grands-parents dits-socialistes, dans lequel il est difficile de ne pas retrouver dans le regard pathétisant de Pierre (Vincent Lindon). Un peu à gauche dans la salle, un peu trop à gauche d’ailleurs parce qu’arrivée trop tard, je regarde de biais l’écran et la salle. Face à moi, ce miroir larmoyant m’implore de le comprendre, ou plutôt de ne pas comprendre avec lui. Un miroir ? Je dois avouer ne pas m’être tellement senti concernée par les problématiques de ce cheminot père de deux enfants. Mon point de vue a cet avantage là de n’être pas dans cette lucarne gauche, mais il n’est pas tout à fait hors du filet pour autant. Si je n’ai pas ressenti trop d’empathie, j’ai entendu l’adresse qui m’était faite. A tel point, je dois dire, que la scène de tribunal, et plus précisément le monologue de Pierre face caméra, m’a presque totalement sortie de l’hypnose du film. C’était comme si le père sortait de la diégèse 1 pour incarner l’ensemble de ses pairs qui n’arrivent pas à s’expliquer cette montée des extrêmes. “Je suis coupable, moi aussi. Mais qu’aurais-je pu faire différemment ?” 2

Avouez-le, crie-t-il presque, vous aussi ne l’aviez pas vu venir ! Une famille heureuse, qui comme ça, du jour au lendemain, perd un fils aux mains crochues d’un faschisme clandestin. Je n’avais pas lu le synopsis, et effectivement je ne l’avais pas vu venir. Mais j’ai vite compris que beaucoup de gens étaient venus pour ça. La montée des extrêmes, ça fait peur, et ça fait du bien d’en parler. On a pas attendu les élections du 30 Juin 2024 pour ça d’ailleurs, même si ça aide pas mal. Je me suis amusée à taper cette expression toute faite sur le moteur de recherche Google (“la montée des extrêmes en France”). Laissez moi vous partager le premier article qui m’a été suggéré : Montée de l’extrême-droite en France – Faits et chiffres (Statista) 3. On y parle surtout du Rassemblement National, de la montée des votes du parti aux présidentielles, aux législatives si on cherche un peu plus loin. Les chiffres font plus ou moins peur, et les discours qui l’entourent oscillent entre dédiabolisation et parallèle avec la montée du nazisme en 1930… À la télévision, on montre des gens cagoulés, on en entend d’autres désespérés, on plaint ceux, les jeunes surtout, qui sont au chômage. On explique beaucoup, on questionne, on s’intéresse : ce n’est pas un point oublié des médias. C’est dans ce contexte précis que Delphine et Muriel Coulin décident d’adapter le livre de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit (2020). Il n’est pas anodin de parler de groupuscules violents d’extrême droite pendant que d’autres factions moins explicites séduisent l’électorat. Je dirais que c’est assez malin. Cependant, il est assez perturbant de voir comment un phénomène de société peut si facilement se traduire au cinéma dans une situation personnelle, singulière, extrême. 

Ce travail d’humanisation, et ce même si je hais le terme, donne certes lieu à une performance ultra-dynamique, pour ne pas dire corporelle, dont la gestion n’est pas ici remise en question. C’était assez émouvant, et par ailleurs drôlement bien joué, toutes ces scènes d’affection familiale, fraternelles et paternelles. Que cette famille atypique, un père et deux fils, ne soit pas d’emblée “dysfonctionnelle”, fut, je trouve, un petit rayon de soleil dans mon paysage personnel du cinéma français. Mais très vite, forcément, elle laisse découvrir un dysfonctionnement invisible : le silence. Dans ce silence, s’immiscent des séquences entières de danse contemporaines sur une musique rythmique, voire techno (je ne m’y connais guère). Interprétées il me semble par le frère aîné, ces touches d’expression artistique corporelle, comme contraintes par la narration, proposent en filigrane une interprétation complexe et jouissive du tiraillement mis en scène.

On pourrait argumenter qu’il y a ici une volonté de symboliser le mouvement de fond en l’incarnant dans une famille en surface, dépassée. Le père, c’est l’ancienne génération, côté socialiste (cheminot qui plus est), désabusée, qui a abandonné les grèves et les revendications politiques. C’est un père qui n’a plus l’espoir de changer la société, mais celui que ses fils s’en sortent dans celle-ci. Le fils ainé, Félix (Benjamin Voisin), dit Fus, est cette nouvelle génération sacrifiée, dont on entend parler à la radio au début du récit : les “oubliés”. Au chômage, sans diplôme, il est vite convaincu par des discours anti-système : ici un discours fasciste, mais il est sous-entendu à plusieurs reprises que cela aurait pu être un discours anarchiste. Enfin, Louis (Stefan Crepon) est un khâgneux, premier de sa promo, dont on suit l’admission à La Sorbonne Paris. Qui représente-t-il ? L’ascension sociale ? Sa réussite dans le récit soulève de nombreuses questions. Les deux frères sont comparés à de nombreuses reprises. Un plan revient souvent : celui qui laisse entrevoir leurs deux chambres côte à côte, l’une jaune, l’une rouge, tantot assis sur leur lit, tantot prostrés. Dans cette intimité, la comparaison est d’autant plus forcée que la compétition n’a pas sa place dans la maison. Dans ce milieu bienveillant, on lance tout de même une pièce : l’un a pile, l’autre face. On a l’impression de se retrouver au détour du croisement à deux voies devant lequel se trouverait la “jeunesse française” : les hautes études et le centre, ou le fascisme. La nouvelle génération dort à l’étage, leur baie vitrée donnant sur une haie qui leur bloque le regard, tandis que le paternel s’écroule chaque soir dans la chambre du rez-de-chaussée. Le socialiste, au plus bas, laisse la main à la droite, extrême ou pas.

Je ne sais pas à quel point il est pertinent de pointer du doigt l’inexplicable, quand on possède les armes pour l’expliquer. Cet échappatoire de Louis vers la Capitale, vers des amis science-pistes 4, bien souvent socialistes ou macronistes, conclut bizarrement le triangle politique du récit. Le socialisme part à la retraite, la droite joue à pile ou face avec le fascisme, le communisme n’est que le revers de cette pièce brûlante… Conclusion nombriliste, étouffante : que reste-t-il, sinon la fuite vers le centre ? 

Geneviève Rivière

  1. Espace-temps dans lequel se déroule l’histoire proposée par la fiction d’un récit, d’un film.  ↩︎
  2. Citation approximative ↩︎
  3. https://fr.statista.com/themes/8798/les-extremes-droites-francaises/#topFacts ↩︎
  4. Diminutif familier pour désigner les étudiants de Science Po ↩︎

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