Mon gâteau préféré

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4–6 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation et scénario : Maryam Moqadam, Behtash Sanaeeha / Photographie : Mohammad Haddadi / Montage : Ata Mehrad, Behtash Sanaeeha, Ricardo Saraiva / Ingénierie du son : Abdolreza Heydari / Musique : Henrik Nagy / Costumes : Maryam Moghaddam, Amir Hivand / Décors : Maryam Moghadam, Amir Hivand / Production : Etienne de Ricaud, Peter Krupenin, Gholamreza Moosavi, Behtash Sanaeeha / Coproduction : Christopher Zitterbart, Simon Ofenloch
Sociétés de production : Caractères Productions, Watchmen Productions, HOBAB, Filmsazan Javan / Société de distribution : Arizona Films (France) / Pays de production : Iran, France, Suède, Allemagne / Titre original : Keyke mahboobe man (کیک محبوب من) / Langue originale : persan

Interprétation : Lily Farhadpour, Esmail Mehrabi

Année de sortie en France : 2025

Avertissement : cet article contient des spoilers

TW : VSS, mort

Dans certains cas, la unhappy end est sans conteste une concession ou une contrainte, mais nullement une décision volontaire des membres de l’équipe. Il est toujours intéressant de s’interroger sur les films qui se finissent mal, surtout quand ils ont pour sujet une personne vivant en marge de la société hégémonique 1. C’est le cas de Valley of a Thousand Hills (Bonie Sithebe, 2022). Dans ce long-métrage d’Afrique du Sud, deux femmes zouloues tombent amoureuses et subissent à la fois l’homophobie de leur entourage, tout en s’épanouissant dans leur couple et en trouvant des soutiens inattendus. Dans la véritable fin, celle qui clôt le film et la diégèse, les femmes sont tuées après avoir été montrées agressées physiquement et sexuellement par des hommes du village. La soudaine violence de cette séquence, dont le ton et l’esthétique contrastent avec le reste du film, est un indice de sa contingence. Au contraire, la séquence qui précède et qui montre les deux femmes emménager ensemble et construire leur bonheur semble s’imposer comme excipit 2 alternatif et originel. Il ne faut jamais oublier, quand on regarde un film, qu’il s’inscrit dans un système : celui de l’industrie cinématographique, régie par ses propres lois, hiérarchisée, et soumise à un système plus large et plus omniprésent qu’est celui hétéropatriarcal et capitaliste de la société. Il n’est pas impossible que des commissions, des représentant·es d’institutions culturelles ou gouvernementales, aient fait pression sur Valley of a Thousand Hills pour rajouter cette fin brutale pour que le film n’incite pas son public à l’homosexualité 3.

La fin de Mon gâteau préféré est bien plus difficile à situer. Mahin, soixantenaire iranienne retraitée et célibataire, est suivie dans ses gestes quotidiens par une caméra discrète. Elle se réveille tard suite à des insomnies, voit ses amies autour d’un repas une seule fois par an, se promène au parc à la recherche d’un conjoint, et ment à sa fille quand elle l’appelle pour lui cacher sa solitude. Mahin ne s’inscrit pas dans un schéma classique : elle a longtemps refusé de se remarier, elle défend face à la police des mœurs une fille arrêtée pour son port insuffisant du voile, et elle cherche activement un homme contre sa solitude. Un jour elle invite un chauffeur de taxi, Faramarz qu’elle a repéré au restaurant plus tôt dans la journée à venir chez elle. Les deux entament une relation touchante, découvrant en une nuit le passé de l’autre. Iels boivent du vin rouge, dansent, draguent, pour la première fois depuis longtemps. On voit éclore, avec une émotion certaine, un couple âgé et plein de respect et d’attention. Et soudain, alors qu’allait être consommé leur amour, et le « gâteau » auquel le titre fait allusion, Faramarz ne rejoint pas Mahin et ne lui répond plus. Étendu mort sur le lit, son cadavre met fin aux espoirs de Mahin.

Ce qui est surprenant, outre ce virage imprévisible du récit – le seul indice étant que jusque-là tout semblait trop beau pour être vrai – est que ce décès ne signe pas l’arrêt du film, mais en assure la continuité. Le récit se construit presque en parabole. D’abord Mahin tente de se rapprocher de Faramarz, mais la construction esthétique du film montre la difficulté de cette liaison. Les deux ne se rejoignent pas dans un même champ, un montage épuré encadre leurs répliques. Puis, dans le taxi, les phrases de l’un rejoignent l’image du visage de l’autre, jusqu’à ce qu’enfin le couple se retrouve en un même plan, mais partiellement effacé derrière la vitre de la voiture. Chez Mahin, les deux protagonistes sont graduellement en face et séparés d’une table, puis côte à côte mais gênés, puis côte à côte et à l’aise. Ils découvrent progressivement, parallèlement à leur rapprochement, diverses pièces de la maison : le salon, la cuisine, le jardin, la salle de bain. Mais la chambre ne sera jamais partagée, on y entre quand Faramarz est déjà mort, quand il est trop tard pour s’approprier l’espace, pour y vivre. La proximité des deux décroît ensuite, nécessairement. Mahin essaye de réanimer son amant, en vain ; elle quitte la pièce ; elle creuse le trou ; elle enveloppe le corps ; elle l’enterre. Peu à peu, elle renonce à cette union qui naissait pourtant si bien, et les spectateur·ices y renoncent avec elle.

Indéniablement, ce renoncement est déchirant et injuste. Pourtant, il s’inscrit dans la vie du couple, et d’un couple. On n’attend pas la mort, mais son arrivée ne nous surprend pas. Les gestes funéraires de Mahin sont d’autres expressions de son amour. Son deuil consolide le couple comme tel, l’accomplit. C’est avec une tendresse infinie que Mahin glisse un bout de son gâteau dans la bouche inerte de Faramarz, l’entamant et le consommant ainsi. C’est dans le titre, dans l’extra-diégétique, qu’on trouve une illusoire consolation, en imaginant sans peine le commentaire que Faramarz en aurait fait. Le film, dans sa cruauté imprévue, surprend une dernière fois, en accordant une ultime parole à son personnage. Une fois ce geste accompli, il n’a plus qu’à suivre Mahin dans son abandon, jusqu’à la voir lui tourner le dos, et l’abandonner aussi.

Alex Dechaune

Pour aller plus loin

Féministe jusqu’à la mort | ARTE Radio et Féministe jusqu’à la mort 2 | ARTE Radio  

  1. L’hégémonie est la domination d’une figure sur les autres (dans notre société, le type hégémonique par excellence est l’homme blanc cisgenre hétérosexuel riche et valide). En découle de nombreux modèles plus ou moins non-hégémoniques, dont les minorités peuvent s’accumuler, ce qui donne lieu au concept d’intersectionnalité. Dans le cas de Mon Gâteau préféré, le statut de femme célibataire autonome de Mahin constitue une marge.  ↩︎
  2. L’excipit correspond aux dernières lignes d’une œuvre littéraire ; par extension j’emploie ce terme pour désigner la dernière séquence (ensemble de scènes cohérent par sa spatialité ou sa narration) d’un film.  ↩︎
  3. Cette tendance est plus largement appelée « bury your gays » : « Bury Your Gays est un trope dans lequel les personnages LGBT sont tués de manière disproportionnée et/ou sans justification. » (source : https://tvtropes.org/ ) ↩︎

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