FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Constance Tsang / Composition Musicale : Sami Jano / Production : JSally Sujin Oh, Eli Raskin, Tony Yang (II) / Société de Production : Big Buddha Pictures, Field Trip Productions / Direction Artistique : Carine Teoh / Direction de la Photographie : Norm Li / Distribution : Nour Films, Charades
Interprétation : Wu Ke-Xi, Lee Kang-sheng, Haipeng Xu
Date de Sortie : 12 Mars 2025
Ce n’est pas une histoire d’immigration. C’est l’histoire d’un deuil, d’un amour déçu, d’une mélancolie. Une trajectoire de vie, saisie en plein vol par une disparition impromptue, et qui commence peut-être même après nous, puisque le titre du film est aussi le nom du dernier lieu où l’on aperçoit Amy. Mais c’est une histoire qui me donne envie de parler d’immigration, des Etats-Unis, de néo-colonialisme 1. Dans la mondialisation, au travers des phénomènes d’acculturation, les territoires s’homogénéisent et se rassemblent. Tout est accessible, tout cohabite, tout s’entrechoque. Quelle place alors donner au vide, à l’absence, à la mort, quand on fait partie de cet organisme du trop-plein ? Le film saura répondre à cette question si vous vous la posez, alors laissez moi m’attaquer à une autre.
À l’orée des Etats-Unis, dans la ville d’accueil qu’est encore New York, devant nous, une bulle de vie éclate. Elle révèle le temps de son explosion, le temps d’un récit, un fragment d’expérience d’expatrié, une réalité fuyante que seule retient la mousse blanche des rêves de retour, les billets d’avions échangés et les photos sur le mur. Pourtant prêt·es à recevoir dans l’œil les résidus de cette paroi aqueuse, on cligne des yeux. Dès la première scène, d’ailleurs, Didi (Haipeng Xu) pleure.
Blue Sun Palace, avec son titre aux reflets d’orientalisme2, se déroule entièrement sur le territoire Étatsunien. Mais si vous êtes comme moi des spectateur·ices parfois inattentif·ves, ou simplement long·ues à la détente, il n’est pas acquis que la nature du pays où se déroule l’action vous soit révélée avant le milieu voire la fin du récit. Pour cause : les dialogues sont entièrement écrits en taïwanais, les commerces proposent des menus et des affiches écrits en sinogrammes, et une des séquences les plus cruciales du récit se déroule alors qu’une parade du Nouvel An Chinois a lieu dans la rue voisine. Les personnages ne font presque jamais référence aux lieux où ils se trouvent. Par ailleurs, je ne m’y connais pas beaucoup en ce qui concerne l’émigration taïwanaise, ni même asiatique, vers les Etats Unis. Cette manière que Constance Tsang a de jouer avec les illusions et les mécanismes de défense de ses personnages m’influence donc en profondeur, sans que ne l’empêche une quelconque connaissance académique ou “objective” de la situation socio-économico-géographique dans laquelle se trouvent nos personnages. C’est donc dans l’entre-soi, l’illusion fébrile de faire communauté, que je trouve l’explication de ces œillères contextuelles. Le deuil est central : on fait le deuil de l’être aimé, de l’amie, mais aussi d’un “pays”, un “foyer” perdu dans les limbes de l’imaginaire. Ne passons pas par quatre chemins : les protagonistes n’en ont que faire de “s’intégrer”, à ce qu’on en sait. Ils veulent vivre, oublier parfois, se souvenir, passer à autre chose. Tourner la page n’implique pas pour eux la mise à la page de son passé.
L’action se déroule à Flushing, quartier du Queens où plus de 70% de la population est d’origine asiatique (surtout taïwanaise, coréenne et chinoise). Dans ce quartier, on à l’impression de découvrir un autre segment de l’Amérique : celui de celleux qui l’habitent sans en être habité·es. Car quand j’imagine l’Amérique, je ne vois pas tout de suite cette communauté sinophone. Qu’est-ce donc que j’imagine, alors, et pourquoi ? Influencée par les classiques de ma jeunesse (surtout Il était une fois dans l’Ouest de 1968, je l’admets), j’aperçois le Far West d’abord, avec ses protagonistes bronzés mais toujours blancs, leurs dents aussi jaunes que le paysage de Monument Valley3 et leur accent texan aussi grinçant que l’harmonica qui les poursuit. Écrasant les aventures du jeune Vito Corleone (Le Parrain, 1972), je me souviens aussi des building de New York ou de Chicago, qui plus tard dans Le Loup de Wall Street (2013) se feront les nids de la fast life. Bien sûr on m’a donné à voir ce pays comme un melting pot4 où toutes les origines et tous les destins se confondent, où tous les individus ne font communauté que dans le rêve qu’ils partagent et qui les sépare pourtant, le “rêve américain”5 (Scarface, 1983). Il n’est pas exclu que me viennent quelques souvenirs de ces banlieues désindustrialisées de la Rust Belt6, la décadence des jeunes sans emplois, désabusé·es et délaissé·es par un gouvernement qui les pousse à se défendre par eux-même, à s’en prendre à eux-même (Breaking Bad, 2008). Dans ce contexte, quand on me parle d’immigration aux Etats-Unis, je m’attend à la voir mise en relation avec ce qu’est l’Amérique “pour nous”, à voir une rencontre, une intégration, à la mode du “à Rome, fais comme les romains”. Mais ce film montre qu’il est possible de rencontrer l’Amérique sans être trop inquiété·e, ni même considéré·e, par ces américain·es que mon imaginaire ne peut pourtant contourner.
“Sans être trop inquiété·e”, je l’entends par rapport à l’inquiétude qu’on peut déjà ressentir sans même avoir mis les pieds sur le-dit continent américain. Sur le sol américain comme sur le sol asiatique, certaines institutions exploitent les attentes inexprimées des consommateurs blancs, hommes, hétérosexuels. Deux hommes seulement correspondent d’apparence à cette description, deux hommes qui ne se connaissent pas, ne se ressemblent pas, ne semblent pas provenir de la même catégorie socio-professionelle, et qui pourtant pénètrent le salon de massage pour la même raison. A deux reprises, sans paroles d’abord, sans défense ensuite, Amy (Wu Ke-Xi) prodigue ce que l’on appelle couramment (et sordidement) une “happy end”7 à la fin de son massage. Cette pratique, jamais crument dévoilée, et pourtant toujours évidente, va comme s’attacher à notre imaginaire préconçu du citoyen blanc américain, si elle ne s’y révéle pas déjà présente. Cette domination qui ne respecte aucune frontière, même celle du déni (le salon de massage indique clairement “NO SEX SERVICES”), est la même que subissent les maisons de passe en Thaïlande, fréquentées par le même genre de touristes. Comme si dans la reconstruction du paysage d’origine on ne pourrait s’empêcher d’y injecter la représentation que lui accolent ceux qui le visitent sans l’habiter. Les Etats-Unis sont impérialistes, mais se sont toujours battus contre le colonialisme. Ils influencent, ils annexent, ils pillent, ils génocident, ils détruisent, mais ils ne colonisent pas. Le droit du sol est chez eux un droit fondamental et inaliénable (ce qui le rend bien moins contestable soit dit en passant qu’en France). L’Article 1 du 14ème Amendement de la Constitution Américaine dispose : “Toute personne née ou naturalisée aux États-Unis, et soumise à leur juridiction, est citoyen des États-Unis et de l’État dans lequel elle réside” Comment expliquer l’impunité avec laquelle certains citoyens blancs se permettent de réclamer à ces citoyennes asiatiques des soins qu’elles indiquent clairement ne pas vouloir leur donner ? Dans un monde où le corps de la femme se consomme, et celui de l’immigré se consume, celui de la femme immigrée est condamné. Dans ces jeux de pouvoirs d’allure patriarcale, se révèle la manière dont le capitalisme peut forger dans un cadre légal des rapports de dominations entre des populations théoriquement égales.
Geneviève Rivière
Élève en cinéma à l’ENS de Lyon. Probablement inspirée par mon cours de droit public. Sensible aux idées du NPAR.
- Néocolonialisme, théorisé par JP Sartres : politique impérialiste menée par une ancienne puissance coloniale vis-à-vis de son ancienne colonie, utilisant diverses méthodes d’influence et de domination, à son propre intérêt ainsi que celui de ses entreprises. ↩︎
- Orientalisme, théorisé par Edward Saïd : étude occidentale des cultures, des religions et des sociétés de l’Orient, souvent teintée de préjugés et de stéréotypes négatifs qui impactent en retour la manière de se comporter vis-à-vis de ces cultures. ↩︎
- Monument Valley : site naturel américain aride situé à la frontière entre l’Arizona et l’Utah, souvent utilisé comme setting pour les western de John Ford Notamment ↩︎
- Melting pot (traduit littéralement “creuset”) : expression pour désigner le phénomène de brassage et d’assimilation des divers éléments démographiques et culturels, lors du peuplement des États-Unis. ↩︎
- Rêve américain ou american dream : concept cher à l’idéal américain qui prône la réussite sociale et l’égalité des chances. C’est pour cela que les Américain·es appellent leur pays the land of opportunities. ↩︎
- Rust Belt : surnom d’une région industrielle du nord-est des États-Unis (avec notamment la ville emblématique de Détroit) qui a connu une forte période d’industrialisation autour du secteur métallurgique et automobile, avant de subir de plein fouet les effets de la désindustrialisation (fermeture d’usines, chômage, dépeuplement…) ↩︎
- Happy End : terme (glauque si vous voulez mon avis) employé de manière familière pour parler de la masturbation attendue par de nombreux clients à la fin des sessions de massages (particulièrement dans les salons asiatiques, à cause de clichés orientalistes persistants) ↩︎







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