La Convocation

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Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation et scénario : Halfdan Ullmann Tøndel / Production : Andrea Berentsen Ottmar / Production déléguée : Dyveke Bjørkly Graver, Harald Fagerheim Bugge, Renate Reinsve / Production associée : Njål Lambrechts / Coproduction : Derk-Jan Warrink, Sol Bondy, Fred Burle, Koji Nelissen, Alicia Hansen, Stina Eriksson, Kristina Börjeson, Magnus Thomassen / Composition de la bande originale : Ella Van der Woude / Direction de la photographie : Pål Ulvik Rokseth / Ingénierie du son : Helge Bodøgaard / Direction artistique : Victoria Waelgaard / Montage : Robert Krantz / Montage son et mixage : Mats Lid Støten / Coiffures : Evalotte Oosterop / Costumes : Alva Brosten / Maquillage : Evalotte Oosterop / Décors : Mirjam Veske / Régie : Kaja Midjord Fiksdal, Anniken Haugen / Production des effets visuels : Stefan Beekhuijzen / Chef cascadeur : Christel Jørgensen / Sociétés de distribution : Tandem, Charades / Sociétés de production : One Two Films, Eye Eye Pictures, Zefyr / Sociétés de coproduction : Film i Väst, Keplerfilm, Prolaps Produktion 

Interprétation : Renate Reinsve, Ellen Dorrit Petersen, Endre Hellestveit

Date de sortie : 12 mars 2025

Pour mieux comprendre l’article ci-contre et pour ne pas être spoilé·es, nous vous conseillons d’avoir d’abord vu le film traité. 

Elisabeth est actrice, tout le donne à voir et à entendre. Elle orne son corps de bijoux énormes, emplit ses doigts de bagues imposantes et ses oreilles de boucles nombreuses et épaisses. Ils informent de sa venue, se cognent à chacun de ses mouvements, accompagnant le bruit de talons de chacun de ses pas. Elle vêt son corps d’habits proches de sa peau, qui en dévoilent les contours, et dont les couleurs chaudes et ocres appellent la sympathie. Sarah est son contraire, presque sa némésis1. Sa retenue antipathique et ses expressions contenues en font une incarnation de la froideur. Ses vêtements amples et bleus soulignent la dureté de son regard ; aucun d’eux n’invite l’amitié. Sarah déteste Elisabeth ; cette dernière est trop occupée par sa personne pour consacrer son temps à Sarah.

Je me méfie des œuvres, surtout quand elles sont réalisées par un homme, qui opposent ainsi deux femmes. Souvent, ce contraste appauvrit la caractérisation des personnages féminins, les réduisant à des types caricaturaux et exemplifiants. Il perpétue un archétype de rivalité féminine2. Je me méfie, aussi, des films qui utilisent des sujets de société brûlants et qui en retirent tout ancrage politique. Ici l’intrigue promet de s’intéresser aux parents de Jon, qui accuse Armand de l’avoir sexuellement agressé, et à la mère d’Armand, qui nie. Mais la situation, qui ne manque pas d’échos dans l’actualité, n’est que prétexte ; elle ne défend ni ne dénonce. C’est ce qui avait été reproché à Emilia Perez. Le film a une personne transgenre pour sujet mais cette transidentité, par ailleurs très peu représentée au cinéma et souvent par un prisme péjoratif, est exploitée sans connaissance réelle de ce que vivent et subissent les personnes transgenres3. La Convocation s’engouffre donc dans ces deux brèches, mais elle en évite les dangers avec brio.

Est-ce qu’Armand a agressé sexuellement Jon, la question devient vite obsolète. Avant même l’arrivée du proviseur et de l’infirmière, la mère de Jon attaque celle d’Armand sur ses pratiques éducatives, et dévoile un problème dont l’ampleur excède largement la question de l’agression. Il est intéressant d’apprendre que le titre original du film est Armand, car tout semble, de manière croissante, se concentrer sur Elisabeth (sa mère). La mère, l’actrice, la veuve : plus elle semble insaisissable (avant le générique, on n’en verra que les yeux), plus on en fait pour la cerner. Jusqu’à l’entourer littéralement. Vient cette scène étrange où des femmes puis des hommes, toustes parents d’élèves, l’enserrent et l’oppressent, essayent de lui arracher ses vêtements avec une douceur furieuse, déconcertante.

Déconcertant, le film l’est. Le premier plan augure son étrangeté : la caméra est sur la voiture d’Elisabeth, mais au lieu d’être à l’avant du capot comme cela est habituellement le cas, elle est placée à l’arrière du coffre. De plus, le travail du son est marqué, il est trop minutieux pour ne pas s’exposer à nous. Dans un cinéma moins expérimental, la bande sonore s’efface, elle sert les personnages et l’ambiance et excelle quand on l’oublie. Au contraire, la cinégraphie de La Convocation a renoncé à l’humilité : la sonnerie de récréation défaillante est, dès l’entrée dans l’école, trop présente, et notifiée comme telle. En soulignant la présence de ce son inconfortable à sa collègue, le directeur, au lieu de le justifier, invite le·a spectateur·ice à remarquer les moyens cinématographiques mis en place pour le faire exister. Le travail de l’image suit ce raisonnement. Le film crie que tout a été pensé, que rien n’a été laissé au hasard. Ce qui surprend est que ces procédés cinématographiques artificiels sont mis au service d’une intrigue qui appellerait plutôt une esthétique naturaliste. Il est intéressant alors de comparer La Convocation à Annette (Leos Carax, 2021). Là où Annette mettait le cinéma4 au service d’un drame extrême et de penchants fantastiques, La Convocation s’en sert pour un « fait divers » dont la banalité est rappelée dès les premiers dialogues. 

Tous les personnages s’emploient à rappeler qu’il n’y a « rien de grave », comme si le dire rendait effectif cet espoir que les accusations soient banales, n’aient pas d’incidence sur leur vie. Les adultes se bordent d’illusions qu’iels construisent elleux-mêmes. Les bouches répètent que tout va bien, jusqu’à ce que les corps explosent. La perte du contrôle physique, poussé à naître par la tentative d’un hypercontrôle psychologique, s’exprime alors dans la danse, dans l’onanisme5 ou dans le cri – si mutique puisse-t-il être.

Par sa caractérisation fine et progressive de personnages nébuleux, La Convocation offre le portrait pessimiste d’une société dont les membres égoïstes n’agissent que pour se construire une image favorable auprès des autres. L’apparence avant l’être ; montrer plutôt que faire. Le bien-être des enfants n’est plus que prétexte à la vengeance ou à la reconnaissance par les tiers, la nuance est abandonnée au profit d’une constitution manichéenne de clans entre les individus qui composent la micro-société qu’est devenue l’école. Les institutions ne sont plus, dans ce miroir tendu, qu’un outil participant à une performance sociale, incompétent dans l’accompagnement et la protection de ses enfants. 

La convocation devient vite procès, dans son lien profond au théâtre6. Elisabeth n’est pas comédienne par hasard ; le scolaire épouse le judiciaire, qui à son tour embrasse le spectaculaire. On est invité·e à assister à un jeu de manipulations croisées, et à constater l’impossibilité d’une vérité unique, qu’elle concerne les humains ou leurs actions.  

Alex Dechaune

Normalienne étudiante à l’ENS PSL et mastérienne de cinéma, je suis acclimatée à un regard universitaire sur les films. Je m’emploie à l’étoffer de réflexions sociologiques et politiques tout en gardant connaissance de mes biais, notamment classistes. J’étudie en particulier le cinéma scandinave contemporain et son rapport au silence. Je suis cependant sensible à un cinéma baroque et excentrique. L’esthétique studio me plait et j’ai donc apprécié La Convocation, tout en comprenant les réserves qu’on puisse lui émettre.

Pour aller plus loin :
Sur le travail sonore du milieu scolaire dans un film, je vous recommande vivement le film Un Monde (Laura Wandel, 2022).

  1. A l’origine nom de la déesse grecque de la Juste Colère et de la Vengeance divine, « némésis » désigne aussi aujourd’hui l’adversaire suprême d’un protagoniste, voire son double maléfique (le Joker pour Batman par exemple). ↩︎
  2. Sur la question de la rivalité féminine : Rivalité féminine : L’arme préférée du système, du public au privé. | Le Club ↩︎
  3. Pour aller plus loin : Sauver «Emilia…» du film d’Audiard, par Paul B. Preciado – Libération. ↩︎
  4. Par cinéma j’entends ici les techniques cinématographiques comme moyen d’expression et de représentation, c’est-à-dire la mise en scène et tout le travail de post-production. ↩︎
  5. Onanisme : synonyme de masturbation.  ↩︎
  6. Sur le rapport entre justice et performance théâtrale, je recommande le film documentaire Délits Flagrants (Raymond Depardon, 1994), tourné dans l’enceinte du Palais de Justice de Paris. ↩︎

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