Sadie Benning

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Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

On me les avait conseillés mais je ne sais plus qui, ni dans quels contextes. DOC!1, associé à La Clef2 et à Emma Duquet3, projetait le 13 avril 2025 quatre courts-métrages de Sadie Benning4

Cet·te artiste non-binaire, avec la caméra Fisher Price Pixelvision que lui a offert son père, se filme à quinze ans, face caméra, ou encore capture des images de sa chambre, dans ce qui s’apparente ainsi à un ensemble de journaux vidéos. “Every girl had a diary” affirme-t-iel tout en l’illustrant. Mais le diary (journal intime) de Sadie Benning a la particularité d’être filmé et monté, puis accompagné d’une autodérision efficace.
Sur les neuf courts-métrages résultant de ce travail autobiographique, j’en ai découvert quatre5 que je vous invite vivement à voir. 

Sadie Benning est presque invisible dans le premier, anonyme ne dévoilant qu’un visage fragmenté. Iel s’impose dans une diffraction du soi, s’impose comme insaisissable. L’être se construit dans une multiplicité de références et de projections ; mais comme aucun film, aucune musique, n’évoquent de lesbienne, de butch6, de dyke7, c’est à Sadie Benning de construire ses propres modes de représentation pour se faire exister. Déjà, les gros plans de ses regards contrastent avec ceux langoureux lancés par les stars du cinéma classique hollywoodien. Ici la caméra est instable, et les yeux de Benning se dévoilent dans une alternance d’images granuleuses, mobiles, incertaines. Au fil des ans, on lea voit de plus en plus, jusqu’à ce que le dernier film ne fasse éclore son visage, puis sa silhouette. Mais une fois encore, c’est par un détournement des codes cinématographiques habituels qu’iel se capture. Benning se couvre de costumes, de maquillage, d’accessoires élémentaires, et s’amuse à détourner les codes de la comédie romantique. 

Le quatrième et dernier court-métrage est sans doute le plus accessible, car le plus narratif et le plus amusant. Ce gain de récit restreint la portée expérimentale présente dans les courts-métrages précédents, mais le film poursuit la déconstruction des codes cinématographiques classiques, et joue des protagonistes stéréotypés qu’on trouve dans la plupart des films d’action. Benning se réapproprie le gros plan et la plongée, les rend absurde ou ridicule, et s’en amuse avant tout. Car ce journal vidéo est d’abord le sien : un mode d’expression né par nécessité de créer ces images lesbiennes qui n’existaient pas. 

La projection se clôt par un montage de youtubeur·euses des années 2010, qui iels aussi se filmaient dans leur chambre et diffusaient ces journaux intimes alors atypiques. Aussi expérimentaux qu’ils soient, les films de Sadie Benning partagent avec ces vidéos de Molly Soda ou de Bilal Hassani la particularité d’être jouissivement drôles.  

Alex Dechaune

  1. DOC! est une association située  dans l’ancien lycée Jean Quarré au 26 rue du docteur Potain dans le XIXème arrondissement de Paris. Elle ambitionne de promouvoir l’art contemporain en offrant à ses artistes des espaces de production et de diffusion. Pour en savoir plus : DOC! – Espace de production artistique rue du Docteur Potain à Paris.  ↩︎
  2. La Clef est un cinéma parisien diffusant des œuvres habituellement peu distribuées. Après sa fermeture en 2019, un collectif d’artistes, de professionnel·les de cinéma, de cinéphiles et d’habitant·es du quartier l’a occupé jusqu’à se faire expulser en 2022. Une collecte de fonds menée sur deux ans a permis à ses occupant·es de racheter le cinéma, qui devrait rouvrir prochainement. Pour en savoir plus : https://laclefrevival.org/a-propos/  ↩︎
  3. Doctorante en cinéma, Emma Duquet consacre sa thèse aux journaux vidéos.  ↩︎
  4. https://doc.work/event/because-the-world-is-not-safe-my-bedroom-is/  ↩︎
  5. Living Inside (1989) ; Me and Rubyfruit (1989) ; If Every Girl Had A Diary(1990). ↩︎
  6. Butch : lesbienne utilisant des codes de masculinité dans son apparence ou son comportement.  ↩︎
  7. Dyke : insulte anglophone désignant les lesbiennes masculines et que la communauté LGBTQIA+ s’est réappropriée dans une perspective d’empouvoirement. ↩︎

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