Guy Maddin : Harmonies géopolitiques. The Saddest Music in the World / Rumours

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Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHES TECHNIQUES

The Saddest Music in the world (disponible sur MUBI)
Réalisation : Guy Maddin / Scénario : Guy Maddin, George Toles d’après le roman éponyme de Kazuo Ishiguro / Musique : Christopher Dedrick / Décors : Réjean Labrie / Costumes : Meg McMillan / Montage : David Wharnsby / Photographie : Luc Montpellier / Production : Niv Fishman, Daniel Iron et Jody Shapiro / Sociétés de production : Rhombus Media, TVA International et BuffaloGal Pictures / Société de distribution : ED Distribution (France)
Date de sortie : 7 septembre 2003

Rumours
Réalisation : Guy Maddin, Evan Johnson, Galen Johnson / Scénario : Evan Johnson / Musique : Kristian Eidnes Andersen / Décors : John O’Regan / Costumes : Bina Daigeler / Montage : John Gurdebeke, Evan Johnson, Galen Johnson / Direction de la photographie : Stefan Ciupek / Production : Liz Jarvis, Lars Knudsen, Philipp Kreuser / Sociétés de production : Square Peg, Maze Pictures et BuffaloGal Pictures / Société de distribution : ED Distribution, Potemkine (France)
Date de sortie : 07 mai 2025

Outre le festival de Cannes et les différents jours fériés, le mois de mai voit aussi se tenir l’organisation  annuelle de l’évènement préféré des fans de kitsch 1 et de fausses notes : Le Concours de l’Eurovision. Événement clé de l’industrie culturelle mais aussi du monde politique, il reflète dans son spectacle les aspérités et les tensions diplomatiques entre les pays participants. Il vient, alors, avec son lot de scandales. Les deux dernières éditions furent marquées par une vive contestation de la participation d’Israël de la part des artistes et des fans. Les occupations de l’Ukraine et de l’Arménie par la Russie et l’Azerbaïdjan ont aussi fait polémique quant à la participation de ces derniers. La question de la séparation entre les participants et l’entité politique qu’ils représentent plane dans l’atmosphère du concours. L’Eurovision se lit alors comme un miroir géopolitique de l’Europe, exemple même de la guerre au soft power, à coup d’eurodance et de stroboscopes.
Comment alors unir, artistiquement et géopolitiquement, des nations qui courent de plus en plus à la perdition, au chaos et au déchirement ?

Guy Maddin, cinéaste canadien, s’est posé cette question à plusieurs reprises au cours de son œuvre. Originaire de Winnipeg, il fait régulièrement de cette ville qui lui est chère le décor de ses films. Porté par une esthétique héritée du cinéma muet des années 20, il expérimente l’image par le détournement du trucage mélièssien 2 et la mise en scène à la Murnau 3. Ses récits démontrent une extravagance similaire avec une avalanche d’artifices et de détails surréalistes, ainsi que des protagonistes grandiloquents aux péripéties absurdes.

Il réalise en 2003 ce que l’on peut interpréter comme sa version de l’Eurovision : The Saddest Music In The World. Adapté d’un livre de Kazuo Ishiguro et coécrit par George Toles, Guy Maddin y retranscrit son style expressionniste 4. Il propose un univers fantasmé où, en 1933, Winnipeg, capitale de la tristesse, est devenue le centre du monde. Lady Helen Port-Huntley, grande baronne de la bière jouée par Isabella Rossellini, décide de profiter de la fin de la prohibition 5 états-unienne imminente pour promouvoir son alcool, bientôt disponible à la vente sur tout le continent. Elle organise donc un concours de la chanson la plus triste du monde, surfant sur le désarroi des gens pour vendre son produit. Viennent alors des quatre coins du globe des artistes représentant une tristesse typique de leur région d’origine. Ils entonnent chacun un déchirement, personnel ou national, grâce à des numéros aux clichés culturels tirés à leur paroxysme. La scène du concours permet ainsi de voir défiler un pot pourri de la culture mondiale de la Grande Dépression. Les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud y sont montrés par le prisme de la représentation occidentale grossière du début du XXe siècle, qui tendait vers un racisme exacerbé. Guy Maddin incorpore ces codes pour mieux les tourner au ridicule, accentuant l’aspect parodique de son récit. En somme, il critique par l’hyperbole le rayonnement global de tous les pays représentés, à commencer par les Etats-Unis. Ces derniers sont dépeints comme un pays nocif par la promotion d’une culture du tape-à-l’oeil et la soif d’argent, montrant la dangereuse superficialité de ce pays.

Ainsi, Guy Maddin propose un monde réuni par la culture de la musique et de la tristesse, traumatisé par la Grande Guerre. Les histoires d’amour vécues par ses personnages archétypaux sont cependant au cœur de l’histoire. Les pays sont personnifiés par leurs représentants aux concours, et les voici entremêlés dans des marivaudages 6 mélodramatiques au parfum outrancier de telenovelas. Maddin mixe alors les sentiments, les représentations culturelles des pays du concours, la soif capitaliste de Lady Helen, dans une solution chimique prête à exploser. A la fin de la compétition, l’engrenage éclate dans une avalanche d’artifices et de paillettes. Comme si l’exploitation de la culture et la spectacularisation de la tristesse ne pouvait, finalement, que mener au chaos total.

Dans Rumours, Maddin signe avec les frères Johnson une satire politique sur la difficulté de réunir une planète en crise. Nous assistons à une réunion intime des leaders du G7 7, confrontés à la tâche ardue d’écrire un compte-rendu de leur rencontre concernant la jamais-définie « crise » en cours. Or, ils sont dans le même temps attaqués par des entités surnaturelles, des mort-vivants antiques qui les poussent dans leur retranchements pour trouver un moyen de survivre. Chacun des protagonistes personnifie alors le pays qu’il gouverne dans ce survival 8 absurde, mélange entre film d’horreur et farce populaire. La  démarche est similaire à celle de The Saddest Song in the World : on grossit le trait. Les leaders sont donc stéréotypés au possible : le français est arrogant et étale sa culture, l’américain est un ersatz 9 joebiden-esque tandis que l’italien se déguise en Mussolini et adore la charcuterie. Les relations entre les personnages tiennent encore une fois de la telenovela, leurs relations amoureuses se révélant même plus importantes que leurs rapports diplomatiques.

Ici, on questionne la position du gouvernant dans les pays dominants. En leur rendant une humanité qu’ils doivent réprimer sur la scène médiatique, Maddin montre la fragilité de ceux qui dominent la vie politique mondiale. Il ironise leur implication réelle dans leur travail. Ainsi, on a l’image d’un gouvernement global de façade, cherchant plus à colmater la crise qu’à construire une voie pour s’en tirer. Après des aventures rocambolesques, on apprend que les mort-vivants sont en réalité des anciens chefs méprisés par leur peuple, qui explosent finalement dans un rituel de masturbation publique autour d’un feu de joie (rien que ça !). Les leaders se retrouvent alors sans espoir, acculés dans un château, seuls survivants d’un monde disparu. Le contexte apocalyptique de la situation pousse Maxime, premier ministre du Canada, à finir la seule tâche qui leur a été donnée lors du congrès : établir le fameux communiqué face à la crise en cours. Il mélange, alors, des bouts de notes de ses collègues et un discours généré par intelligence artificielle, un communiqué comme un cadavre exquis 10 de toutes les discussions diplomatiques et romantiques qui ont eu lieu au cours du récit. Au balcon, face aux entités grouillant dans le parc, il réunit les leaders et déclame son incompréhensible discours avec une assurance de chef de guerre. Sa spectaculaire fougue amène les mort-vivants à exploser dans leur jouissance, face au feu intérieur du Premier Ministre. C’est une vision drôle mais pessimiste de la crise diplomatique : le monde est voué à l’apocalypse puisqu’il est gouverné par des individus plus petits que leur fonction. Lorsqu’on voit l’impuissance du G7 ou de l’ONU et la gestion chaotique des génocides en cours, des crises sanitaires et sociales et de la menace climatique, on constate qu’il ne reste plus grand chose à faire. Il n’y a pas de solution face à la crise : il n’y a que le pansement par le charabia et la mise en scène spectaculaire des puissants, beaucoup de bruit pour rien.

Il n’est donc évidemment pas possible d’unir autant de nations sur la Terre, tant les facteurs humains se brouillent aux intérêts capitalistes et politiques internationaux. Jusqu’à la fin, c’est bien le spectacle en tant qu’artifice total qui restera. Il y aura toujours des choses à voir dans le désespoir. Le trafic des idées est bouché, comme sur une autoroute engorgée, et on regarde tous l’accident plutôt que de foncer pour débloquer la situation. Alors, le superficiel rend la réalité moins rude, il l’envenime d’un doux poison qui nous pousse à trouver la beauté où elle peine à se loger. Par ces deux films, Guy Maddin dévoile l’inévitable péremption de l’humanité. Ses œuvres n’en restent pas moins sublimes et émouvantes, tant son baroque 11 (Le baroque désigne l’esthétique marquée par l’exubérance décorative, le travail de la lumière et la surcharge picturale. Il donne son nom à un mouvement artistique et architectural européen du XVIe au XVIIIe siècle) se marie avec son lyrisme. Qui sait ? Peut-être que la comète qui rayera la Terre donnera au ciel une douce couleur orangée.

Andéol Ribaute

Passionné de cinéma, qui fait l’objet de mes études, je développe de plus en plus un goût pour les récits apocalyptiques et les films aux visuels décalés. Même si j’aime les histoires qui puent la mort, je n’en reste pas moins plein de vie. 

  1. L’esthétique kitsch désigne une appréciation d’éléments visuels datés, démodés, dysharmonieux ou criards. C’est, en somme, le goût du mauvais goût.
  2. On attribue, généralement, la paternité des effets spéciaux cinématographiques à George Méliès (1861-1938).
  3. Friedrich Wilhelm Murnau (1888-1931) est un réalisateur allemand marquant du cinéma des années 1920. Son film L’aurore (1927) est considéré comme un film majeur dans l’Histoire du cinéma. Il met en scène en utilisant un éclairage frontal, des gros plans et des surimpressions de pellicules, rendant à son film un ton lyrique.
  4. L’expressionnisme est la représentation picturale par la subjectivité. Il ne cherche ainsi pas à représenter la réalité, mais plutôt les sentiments de l’artiste par une représentation déformée de celle-ci.
  5. Entre 1919 et 1933, les Etats-Unis ont interdit la vente et la fabrication d’alcool, suite à la controverse morale que celui-ci créait. Cela a donné naissance à un mouvement de contrebande de boissons alcoolisées. Le Canada n’était pas affecté par cette mesure.
  6. Le marivaudage est un terme dérivé du nom de l’écrivain français Marivaux. Il fait référence à l’expression d’un romantisme superficiel sans sérieux, à la drague et la galanterie immodérée.
  7. G7 : Le Groupe des sept est un groupe de discussion et de partenariat économique de sept pays réputés en 1975 pour être les plus grandes puissances avancées du monde qui détiennent environ les 2/3 de la richesse nette mondiale puis 45 % en 2019 : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni.
  8. Le survival est le genre cinématographique du film de survie. Les protagonistes y font preuve d’une force physique et mentale pour surpasser une situation extrême (catastrophe naturelle ou paranormale, guerre, etc).
  9. Le terme ersatz désigne imitation, souvent de qualité moindre.
  10. Le cadavre exquis est un “jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes sans qu’aucune puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes.” (Dictionnaire abrégé du Surréalisme, 1938)
  11. Le baroque désigne l’esthétique marquée par l’exubérance décorative, le travail de la lumière et la surcharge picturale. Il donne son nom à un mouvement artistique et architectural européen du XVIe au XVIIIe siècle.

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