FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Kirill Serebrennikov / Composition musicale : Daniil Orlov / Production : Ilya Stewart, Pavel Burya, Murad Osmann, Kirill Serebrennikov / Direction phtographique : Vladislav Opelyants / Montage : Yuriy Karikh / Direction de la Décoration : Vlad Ogay / Ingénieurie du son : Vasiliy Fedorov / Société de Distribution : Bac Films, Charades / Société de production : Bord Cadre Films, Hype Film, Charades, Logical Pictures
Le film complet étant disponible gratuitement sur ArteTv jusqu’au 10 juin, nous vous invitons à profiter de l’occasion pour découvrir cette fiction historique de Cyril Serebrennikov, réalisée trois ans avant Limonov, la ballade.
La femme de Tchaïkovski est une expérience bien singulière, où la fiction cinématographique s’attelle à délier la langue fourbe de l’Histoire. Ne froncez pas si vite les sourcils à la lecture de son titre, il ne s’agit pas là d’un énième biopic “féministe” sur l’une de ces “femmes derrière l’artiste”. On ne sait que peu de choses d’Antonina Ivanovna Milioukova, et fatalement, le déroulé du film se brouille un peu avec celui de l’Histoire dite objective. N’entrez pas dans la salle pour voir une fiction historique fidèle. Serebrennikov, en fuite de sa terre natale, comme beaucoup de ses congénères depuis les évènements de ces dernières années1, s’intéresse dans ce film controversé2 à la vie qu’a pu mener cette femme au destin oublié.
Préparez-vous à entrer dans une spirale de folie, celle d’Antonina, à plonger dans une image qui oscille entre le fantasme et la réalité. Théâtre de ce drame macabre, la Russie du XIXe siècle est présentée sous un bien triste jour : les personnages traversent des rues boueuses, mal famées, dont les effluves fécales se font presque sentir à travers l’image. A l’écran défilent des corps détruits, malades, grotesques, pathétiques, des personnages sombres et décrépis. Il faut dire que le grain grisâtre de l’image fatigue un peu la rétine au bout d’une heure. J’ai soupiré en constatant que celui-ci m’accompagnerait jusqu’à la fin de mon visionnage. Le réalisateur joue de cette palette de couleurs très limitée en l’incorporant au mode de vie du personnage, lui-même limité par ce que son mari attend d’elle. Et il n’attend rien d’elle, puisqu’il ne la désire simplement pas : pas de désir, pas de couleurs. Il lui demande au contraire (au plus grand dam de mes pauvres yeux s’accrochant alors au moindre pixel de couleur) de se séparer de sa seule robe rouge. Bien sûr, cette atmosphère morne n’est pas là par hasard, elle permet de mettre en valeur le glauque de toute cette histoire, alors que les seuls rayons de soleil qui illuminent la vie d’Antonina sont blafards.
Quand bien même les enjeux de l’histoire ne sont que rarement explicités, beaucoup s’imposent au spectateur par le biais d’un jeu de regard, une expression ou une manière d’être. L’actrice principale permet à son personnage de rester une énigme. Dégageons d’emblée l’interprétation féministe, que j’ai croisée à propos dans plusieurs critiques à ce propos. Pour qu’il y ait féminisme, il faut un message politique, historique, contextualisé. Ce n’est pas le cas ici : on filme juste une femme. Pas besoin de politiser chaque femme qui existe à l’écran, c’est fatigant3.
C’est l’histoire d’une personne relativement détestable, instable, et même toxique. Elle n’a pas vraiment de personnalité, pas d’histoire, pas de valeur à défendre, sinon qu’elle est la “femme de Tchaïkovski”, et que rien ne la fera se délier de ce titre. Cela rend le personnage peu attachant, mais cependant hypnotisant. Elle dirige une caméra qui la suit comme happée, intriguée par les chemins que cette femme décide de prendre. En ce sens, l’usage des plans séquences pour avancer dans le temps et dans l’espace, permettent de passer du réel au fantasme et du présent au futur sans forcer une coupure qui romprait le charme.
Malgré sa fadeur visuelle, l’œuvre rappelle qu’un biopic n’est pas seulement une réalité romancée. La Femme de Tchaïkovski est un film qui, en réinventant dans un but artistique une vie à jamais perdue, nourrit paradoxalement sa présence éternelle.
Rivière Geneviève
Rédigé en 2022 juste après son visionnage en salle, par une version de moi-même en deuxième année de Prépa Littéraire, spécialité cinéma. A peine modifiée aujourd’hui par l’élève de l’ENS Lyon en Cinéma que je suis devenue. En effet, même si mon point de vue a légèrement changé sur la question du féminisme et des femmes au cinéma, je considère que celui que j’avais à l’époque reste pertinent.
- Résumé de la situation en Russie. Depuis les évènements de 2014, la Russie censure et emprisonne les nombreux artistes et acteurices qui condamnent ses actions belliqueuses. Rappel : L’invasion de l’Ukraine par la Russie est un conflit déclenché le 24 février 2022 par ordre du président russe Vladimir Poutine, à partir de la Russie, de la Biélorussie et des territoires ukrainiens occupés par les Russes depuis la guerre russo-ukrainienne de 2014, à savoir la Crimée (annexée par la Russie) et les républiques populaires autoproclamées de Donetsk et de Lougansk.
Résumé de la situation de Kirill Serebrennikov. En mai 2017, il est l’objet de perquisitions dans le cadre d’une enquête pour détournement de fonds publics pour sa troupe de théâtre, 7e studio. Mais ces accusations semblent revêtir un caractère politique, ce qui lui vaut le soutien de critiques de théâtres et d’artistes à travers le monde. En août 2017, il est arrêté et inculpé pour cette affaire. Après deux années d’assignation à résidence, il est condamné en 2020 à de la prison avec sursis. En 2022, il quitte la Russie peu après le début de la guerre en Ukraine pour vivre à Berlin. Ses détracteurs lui reprochent une position ambiguë vis-à-vis du pouvoir russe. ↩︎ - La Femme de Tchaïkovski a été critiqué pour son traitement ambigu de l’homosexualité du compositeur ; son portrait pathologique et dérangeant de l’épouse ; et plus largement, pour la légitimité même d’un artiste russe à s’exprimer dans les festivals internationaux en temps de guerre. ↩︎
- Aujourd’hui, je ne suis plus d’accord avec cette idée rédigée en 2022. Je ne pense pas qu’il soit stérile de politiser chaque film, même si je comprends ma frustration de l’époque de devoir voir dans un film qui parlait de la folie un film qui parlait des femmes en général. En gros, on ne choisit pas les sujets clivants, et les femmes c’est un sujet clivant apparemment. ↩︎
Pour aller plus loin, lire l’article de Lilia Penot sur les Biopics, ou encore celui de Geneviève Rivière sur Limonov, la ballade.







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