Sirāt

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5–7 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

Boom boom dans les oreilles

FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Óliver Laxe / Scénario : Óliver Laxe, Santiago Fillol / Musique : Kangding Ray / Décors : Laia Ateca / Costumes : Nadia Acimi / Montage : Cristobal Fernandez / Photographie : Mauro Erce / Production : Agustín Almodóvar, Pedro Almodóvar, Xavi Font, Oriol Maymó, Mani Mortazavi, Andrea Queralt / Sociétés de production : Movistar Plus+, El Deseo, Filmes Da Ermida, Uri Films, 4A4 Productions / Société de distribution : Pyramide (France)

Interprétation : Sergi López, Bruno Núñez, Richard ‘Biguy’ BellamyDate de sortie : 10 septembre 2025

Dans la culture musulmane, le Sirāt est un pont s’apparentant au purgatoire chrétien, faisant office de route entre le monde des vivants et le Paradis. Ce chemin métaphorique est aussi fin qu’un cheveu et aussi aiguisé qu’une épée. Óliver Laxe nous donne son interprétation de cette route ardue pour les pécheurs dans Sirāt, road-movie lancinant et imprévisible, sorti le 10 septembre 2025. Au parfum apocalyptique et à l’odeur de souffre, quelle est l’issue de la route qu’il fait emprunter au spectateur ?

Lors de sa présentation à Cannes, le 15 mai 2025, le film sonne comme le premier coup d’éclat de la quinzaine. Son accueil retentit comme une déflagration assourdissante, acclamée par les spectateurs, le jury et la critique comme le premier grand favori de la compétition. Un léger mythe se construit ainsi autour de l’œuvre, lui assurant une place au palmarès1 et une attente considérable de sa sortie en salle. Le fait est assez surprenant pour une œuvre aussi radicale, qui permet de mettre ainsi Óliver Laxe sur la carte des réalisateurs à suivre2. Ce dernier avait, cependant, déjà prouvé sa force esthétique auprès des cinéphiles aguerris avec son hypnotisant Viendra Le feu, prix du jury Un certain Regard 2019. 

Sirāt suit Luis (campé par le très attachant Sergi Lopez), accompagné de son fils Esteban à la recherche de sa fille disparue. Cette dernière fréquente le monde des raves, plus particulièrement des free-partys3. Le récit débute alors au cœur d’une fête dans le désert marocain, avec l’immersion de Luis et Esteban dans ce monde qui leur est inconnu. Arrêtés par l’armée, ils fuient avec un petit groupe de fêtards, en direction d’une autre rave, à la frontière mauritanienne. Commence, alors, leur périple dans le paysage désertique de l’Afrique du Nord, où la destination finale semble aussi hors d’atteinte que l’horizon.

Les protagonistes fuient vers l’avant, risquant leurs vies pour atteindre cette fête fantasmée. Laissant derrière eux un passé peu évoqué, ils sillonnent le désert dans des camions rafistolés. Téméraires et débrouillards, les personnages sont des aventuriers guidés par l’électrique liberté que procure la fête. Tous sont érodés par la vie, certains sont même amputés de membres à l’image de Luis, amputé de sa fille et bientôt de tout espoir. Laxe et Fillol lâchent ainsi leurs protagonistes dans la nature qui, contrairement aux attentes préconçues pour ce genre de film, n’est pas une grande force hostile. Les dangers viennent de la main de l’homme, de la faiblesse de la technique, de la robustesse décadente des véhicules. Le dernier obstacle de Sirāt n’aurait d’ailleurs pas eu lieu sans intervention humaine. Óliver Laxe montre ainsi l’anéantissement de l’Homme par l’Homme. Il pousse ses personnages aux confins du monde physique et psychologique, en les mettant face à de lourdes épreuves. Empruntant un récit libre mais condamné, Laxe et Fillol racontent le chaos indéniable dans lequel le monde glisse progressivement. Ils proposent, de plus, une réflexion spirituelle sur la mort, malheureusement secondaire, car noyée dans le choc des images qu’ils convoquent. L’histoire donne alors l’impression de rouler à vide, annihilant tout espoir pour ses personnages. Elle avance rugissante et aussi imprévisible qu’une voiture lâchée à 160 km/h au point mort dans une pente à 25°. 

Le scénario est relevé par la mise en scène percutante d’Óliver Laxe. Celui-ci concentre son univers sur sa dimension sensorielle, et notamment auditive. La musique constitue ainsi le corps charnel et viscéral du film. Les images sont posées dessus, fondent et se confondent. Le cadre prend le temps de placer son action dans le vide du désert, accentuant la survie solitaire de ses personnages. Laxe propose un road-movie aux airs d’introspection contemplative, ode au corps et la nature. Au point de rupture, le réalisateur troque la beauté de sa mise en scène sensorielle contre un sensationnalisme brutal. Le.a spectateur.ice est abasourdi.e par l’explosion de tension haletante convoquée. Au diable la beauté épidermique des images, le reste du parcours est à vivre avec les tripes, comme les basses tremblantes d’une techno de warehouse. 

Alors, Laxe fait appel aux effets de la musique sur le corps. Le réalisateur établit dès l’introduction le parti pris d’un univers sonore riche, en plaçant ses personnages dans une foule exorcisée par la musique techno4. Il fait de Sirāt une œuvre bruyante, tant les moteurs, les crissements de roue et autres retentissements viennent sans arrêt défier le silence. Le film devient un cauchemar à 160 BPM, dans lequel la musique est un ressort sensoriel mais aussi émotionnel. L’isolement des personnages dans le désert rappelle cette douce solitude qu’on peut ressentir sur un dancefloor bondé. L’univers sonore sert, alors, une approche ésotérique de la musique, qui tord pourtant encore l’attente du spectateur. Laxe ironise les clichés de la culture bohème des free-party, attribuant à la musique une dimension salvatrice par exemple.  Au contraire, ici, elle ne sauve ni ne répare : elle détruit sans expiation et sans sommation. Elle fait disparaître les corps et les esprits dans un violent océan de pulsation. Laxe donne ainsi à la musique électronique un caractère transcendantal, plus fort et impalpable que l’esprit humain. 

Au bout du Sirāt d’Óliver Laxe est l’anéantissement. Enrobée dans ses images arides, ses sensations fortes et sa musique assourdissante, l’œuvre cerne finalement la vanité du destin de l’humanité. Dans ce pamphlet pessimiste sur un monde qui court à sa perte, seul le bruit peut détourner de sa fin imminente. Pour Óliver Laxe, le chemin vers le Paradis est destructeur, et l’espoir d’un potentiel salut est dérisoire. Peu surprenant alors, que le film ait eu un tel engouement critique. Sans être le chef d’œuvre transcendental promis, il s’intègre parfaitement dans le fatalisme ambiant. C’est un gros coup de poing dans le diaphragme étouffant le.a spectateur.ice dans le choc et la radicalité de son propos nihiliste. La route du Sirāt d’Óliver Laxe mène aux horizons incertains d’un monde en péremption matérielle et morale. Le réalisateur ne nous prend pourtant pas tout. Il nous laisse les simples boom booms de la techno pour regarder la violente décadence du monde moderne.

Andéol Ribaute
Deuxième article sur le cinéma apocalyptique, mais je vous en promets un troisième.

  1. Il a remporté le Prix du Jury, ex-æquo avec l’âpre Sound of Falling de Mascha Schilinski. ↩︎
  2. Sirāt est cependant son quatrième long-métrage et c’est un habitué de Cannes et ses sections parallèles depuis 2010. ↩︎
  3.  Une free-party est un fête clandestine dans un grand espace clos ou ouvert dont l’organisation est spontanée et l’accès gratuit. On peut la différencier d’une rave qui peut être organisée par un organisme et donc payante. ↩︎
  4. La bande-son est d’ailleurs signée par le producteur français Kangding Ray, évoluant depuis plus de 20 ans dans l’underground techno-expérimental berlinois. ↩︎

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