Nuclear Seasons : La rencontre de Gregg Araki et Charli XCX

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8–12 minutes

Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

Fiche technique

Totally Fucked Up

Réalisation : Gregg Araki / Scénario : Gregg Araki / Montage : Gregg Araki / Photographie : Gregg Araki / Production : Gregg Araki, Andrea Sperling / Sociétés de production : Blurco, Desperate Pictures, Muscle + Hate Studio Société de distribution – ressortie : Capricci (France)

Distribution : James Duval, Roko Belic, Susan Behchid

Date de sortie : 1993

The Doom Generation

Réalisation : Gregg Araki / Scénario : Gregg Araki / Décors : Therese DePrez / Costumes : Catherine Cooper-Thoman / Montage : Gregg Araki, Kate McGowan / Photographie : Jim Fealy / Production : Gregg Araki, Andrea Sperling / Sociétés de production : The Teen Angst Movie Company, Blurco, Desperate Pictures, UGC, Way Not Production / Société de distribution – ressortie : Capricci (France)

Distribution : James Duval, Rose McGowan, Johnathon Schaech

Date de sortie : 15 novembre 1995

Nowhere

Réalisation : Gregg Araki / Scénario : Gregg Araki / Décors : Patti Podesta / Costumes : Sara Jane Slotnick / Montage : Gregg Araki / Photographie : Arturo Smith / Production : Gregg Araki, Andrea Sperling / Sociétés de production : Blurco, Desperate Pictures, UGC, Way Not Production / Société de distribution – ressortie : Capricci (France)

Distribution : James Duval, Rachel True, Nathan Bexton

Date de sortie : 17 septembre 1997

« Yeah let’s die together, no one lives forever »

Nuclear Seasons

(2013, True Romance)

Le 17 septembre dernier, est ressorti la trilogie Teenage Apocalypse, comprenant Totally Fucked Up, The Doom Generation et Nowhere, dans leurs versions restaurées. Cet évènement, qui fait office de mini rétrospective autour du réalisateur Gregg Araki, arrive au moment où celui-ci reprend sa carrière cinématographique après plus de 10 ans d’absence sur nos grands écrans. Le cool kid des années 90 a en effet terminé le tournage de son prochain film I Want Your Sex en octobre 2024. Ses choix d’interprètes, d’ordinaire transpirant l’essence de la culture californienne contemporaine, rendent état des références de la jeunesse occidentale d’aujourd’hui. On voyait déjà au détour d’une scène Rose McGowan, Denise Richards ou Ryan Phillippe, dans les années 90 et on retrouvait Joseph Gordon-Levitt ou Anna Farris dans les années 2000. Avec le casting de son nouveau film, Araki nous montre cette fois sa vision de la gen-Z. Étonnant de retrouver, cependant, Charli XCX en troisième rôle, après Olivia Wilde et Cooper Hoffman. Chanteuse ayant marqué l’année 2024, avec l’engouement global suscité par son album Brat, c’est une des figures les plus influentes de la culture alternative des 10 dernières années. On sent alors, chez le réalisateur, une volonté de renouvellement et de réappropriation de la culture actuelle. Lui qui a toujours dépeint une jeunesse désoeuvrée vivant de drogue, de violence et de sexe, arrivera-t-il à moderniser ce portrait sans l’altérer ? Le choix de caster Charli XCX est pourtant un des plus judicieux, tant la démarche créatrice de la chanteuse est similaire à celle du cinéaste. Comment le grunge1 d’Araki et le cocaïne chic2 de Charli XCX peuvent-ils faire bon ménage ?

« This party’s about as much fun as an ingrown butt hair. »

Nowhere, 

Gregg Araki

Sorti de UCLA en cinéma3, Gregg Araki cultive une culture cinéphilique importante durant ses études, accordant à Howard Hawks et Jean-Luc Godard une forte influence sur son œuvre. Après deux films tournés en cinéma guérilla4, il connaît un succès en 1992 avec la présentation de The Living End, film centré autour d’un couple d’hommes séropositifs meurtriers. Il enchaîne ensuite avec sa trilogie Totally Fucked Up, The Doom Generation et Nowhere, au courant des années 90. Tous marqués par le thème du désespoir de la jeunesse contemporaine, les films de Gregg Araki proposent aussi une représentation importante de l’homosexualité. Celle-ci y est fluide, complexe et profonde, loin des caricatures que l’on pouvait trouver à l’époque. A la noirceur des récits d’Araki s’oppose l’esthétique qu’il convoque. Si les jeunes sont en proie à la mélancolie et à la violence, ils le sont dans un décor maximaliste, coloré et surchargé. Empruntant à l’esthétique de la vidéo et au code visuel de la génération MTV, les œuvres de Gregg Araki sont pop et frénétiques, comme si elles s’accordaient au rythme de la génération qu’il dépeint.

Les jeunes protagonistes de Gregg Araki sont marqués par leur marginalité. Chacun a une raison de se différencier de la norme : séropositivité, homosexualité, addiction à la drogue, criminalité, etc. Cette mise à l’écart de la société, volontaire ou non, n’est jamais intériorisée. Les personnages portent leur désespoir en costume bariolé. Le nihilisme est cool chez Gregg Araki. Il pousse les personnages hors d’eux-même pour se créer une carapace artificielle flamboyante. Derrière leur superficialité, réside pourtant une totale perte de sens, un rapport au monde altéré par leur mise à l’écart de la société. Si les personnages se créent par l’artifice de leurs costumes, de leurs personnalités et des décors dans lesquels ils évoluent, ils s’auto-détruisent en recherchant un idéal (souvent romantique) inaccessible. Il reste alors la frénésie de la jeunesse prête à vivre l’apocalypse, sans savoir si elle va le fuir ou l’accueillir bras ouvert. La force de Gregg Araki réside dans cette dualité : l’apparence superficielle face à la noirceur de la profondeur. Son geste est avant tout une expression d’irrévérence envers la culture hégémonique qui refuse la représentation d’une jeunesse déstructurée et anéantie malgré sa vitalité.

« Why dont’t you go passionately fuck yourself ? »

The Doom Generation, 

Gregg Araki

De son côté, Charli XCX incarne un personnage de scène dont les pulsations des clubs font battre le cœur. Très rattachée à l’esthétique de la fête et des drogues de synthèses, elle se pose comme icône d’une culture alternative chic. Lunettes de soleil, surtout la nuit, resting bitch face, et apologie de la drogue dure, l’artiste cultive un jemenfoutisme débridé. Elle séduit par la construction de son personnage médiatique un public queer, et elle devient rapidement une icône importante pour la communauté. En mettant en avant ses producteur.ices et collaborateur.ices artistiques, elle insuffle et met en avant une nouvelle génération d’artistes électroniques LGBT (SOPHIE, Dorian Electra, Kim Petras, etc). Elle se rattache musicalement à l’hyperpop, un genre musical électronique apparu en 2013 à Londres. On peut voir ce genre musical comme une expression maximaliste des sons synthétiques. La musique y est bruyante, assommante même, créée pour véhiculer un maximum de sensations en quelques secondes. Charli XCX explore aussi les capacités de l’autotune, trafiquant sa voix à l’extrême, atteignant ainsi un degré émotionnel fort par la distorsion. La chanteuse utilise ces techniques pour surpasser l’artifice total de l’hyperpop et donne ainsi une dimension complexe à sa musique. Malgré la superficialité de sa persona et de sa musique, elle raconte ses travers, ses angoisses et ses histoires personnelles. Elle nous fait danser sur ses désillusions. 

« I hate the silence, that’s why my music’s always loud. » 

White Mercedes

(2019, Charli)

En 2024, le culte quasi-instantané de son album brat lui vaut une ouverture au grand public, qui l’avait quelque peu délaissée après son élan de popularité atteint en 2014 avec I Love It, Fancy et Boom Clap. Cette dernière chanson, associée au film Nos Etoiles Contraires5, est d’ailleurs devenu un hymne adolescent et une bande-son indissociable des années 2010. Brat, de son côté, était la bande-son de l’été 2024. C’était un tel phénomène médiatique que le vert anis6 nous rappellera sûrement toujours les effluves d’un flacon de poppers renversé sur le sol d’un club en fêtant la défaite du RN aux législatives et le plongeon d’Anne Hidalgo dans la Seine. Son œuvre a alors bercé le monde contemporain, accompagnant même la défaite de Kamala Harris aux présidentielles américaines. L’atmosphère tendue de notre temps s’expérimente alors à coup d’apple dance, de cri de cœur d’Addison Rae et de coups de clé dans les toilettes de la boîte.

Ce bond de popularité la fait accéder à un rang médiatique important. Elle pèse dans la culture actuelle. Le baroque David Lachapelle, à l’esthétique proche de Gregg Araki, en fait même sa muse pour un photoshoot légendaire. La découverte récente de son compte Letterboxd nous la fait découvrir en tant que cinéphile. On imagine alors une dimension cinématographique à son oeuvre, déjà assez fructueuse avec le 7ème art7. Apparemment intéressée par une carrière d’actrice, les réalisateur.ices se bousculent alors pour l’avoir dans leurs prochains films. Témoin d’une cinéphilie boulimique, celle qui a appelé à un « Joachim Trier Summer » sera alors prochainement sur grand écran grâce à Romain Gavras, Aidan Zamiri, Cathy Yan, Takashi Miike et évidemment Gregg Araki.

« All my life, I’ve been waiting for a good time »

Vroom Vroom 

(2016, Vroom Vroom

Pourquoi Charli XCX est le meilleur choix de casting pour le prochain film de Gregg Araki ?

  • Premièrement, Charli XCX est un personnage de Gregg Araki. L’image que s’est créée la chanteuse au fil du temps reproduit l’irrévérence juvénile qu’on retrouve dans les films du cinéaste. Comme une réincarnation moderne de Rose McGowan dans The Doom Generation, elle utilise la carapace « whatever » de sa persona pour transmettre ses sentiments les plus profonds. D’apparence superficielle, elle est plus complexe en profondeur. De son nihilisme dissone sa volonté absolue de connexion avec le monde qui l’entoure. Comme chez Araki, le sens de la vie est viscéral, romantique et jamais fataliste malgré l’apocalypse. Chez les deux artistes, la fête et l’amour seront certainement les dernières choses que l’on fera avant la fin du monde.
  • Deuxièmement, le maximalisme de sa démarche rappelle celui de Gregg Araki. La musique et la mise en scène cinématographique sont des domaines bien distincts mais ils peuvent se rejoindre dans le geste. Si le désespoir est littéral chez les deux artistes, il est exprimé de manière contradictoire par la forme. L’exacerbation de l’artificialité est au cœur des approches de leurs médiums. Plus le décor est faux chez Gregg Araki, plus il raconte le désoeuvrement du personnage qui l’habite. Plus la musique est forte chez Charli XCX, plus elle approfondit les sentiments qu’elle transmet. Dans l’artifice réside la solution contre l’apathie totale. Quitte à être vide de sens, autant habiller notre carcasse de ses plus beaux habits. 
  • Troisièmement, caster Charli XCX dans son prochain film fait office de vent frais pour le retour du cinéaste. Après la malheureusement faible réception de Now Apocalypse8, datant déjà de 2019, le réalisateur peut utiliser la notoriété de la chanteuse pour toucher un nouveau public. Désormais inscrit dans l’histoire du cinéma, tant son œuvre définit le cinéma indépendant des années 90, il peut ainsi se réinscrire dans une démarche contemporaine. Charli XCX fait alors la liaison entre le monde de la fête que convoquait le réalisateur dans les années 90 et la culture actuelle. Ça ne veut pas dire que Gregg Araki était un has-been pour autant. La pub Here Now qu’il réalise pour Kenzo en 2015 le démontre : en réalité, il tutoyait déjà le cocaïne chic de Charli XCX au début des années 2010.

La présence de Charli XCX dans l’œuvre de Gregg Araki apparaît, donc, comme une évidence. C’est l’incarnation même du souffle de la jeunesse actuelle comme pouvait l’être le réalisateur en son temps. Celui-ci troque, désormais, la frénésie des Chemical Brothers ou les nappes lancinantes de Slowdive pour la puissance de l’hyperpop de Charli XCX. Les saisons nucléaires de la jeunesse de Gregg Araki seront, on l’espère, actualisées aux accents anglais de la reine de l’hyperpop. A l’heure où les réalisateur.ices LGBT autrefois acclamé.es ont du mal à revenir sur le devant de la scène, on espère qu’un tel mariage ne peut être que fructueux tant les créatif.ves camps9 manquent au paysage culturel contemporain. Peut-être que John Waters devrait offrir un rôle à Slayyyter pour son prochain film.

« I’m about to detonate, pull you close and then I’ll be gone. »

detonate

(2020, how I’m feeling now

Andéol Ribaute

Inside that redacteur, there’s still a young boy from the Yvelines.

  1. Le grunge est un mouvement musical de rock alternatif ayant eu un fort impact culturel aux Etats-Unis à partir du milieu des années 80. Il mélange les codes culturels du heavy metal et du punk, créant une esthétique négligée et désinvolte. ↩︎
  2. L’ héroïne chic est une esthétique issue du mannequinnat new-yorkais des années 90, se définissant par l’appropriation des codes visuels liés à la toxicomanie. C’est une vision nihiliste du rapport à l’apparence, mettant en scène l’auto-destruction corporelle, qui vient avec son lot de critiques et de questionnements. Charli XCX étant associée à un rapport plus moderne au corps et aux drogues, je préfère la dire cocaïne chic. ↩︎
  3. UCLA est l’université californienne de Los Angeles. ↩︎
  4. Le cinéma guérilla est défini par une liberté créatrice permise par l’affranchissement de la politique des studios et des conventions de tournage habituelles, malgré les faibles budgets alloués à ces films. ↩︎
  5. Nos étoiles contraires est un film sorti en 2014, adapté du roman pour adolescents à succès du même titre écrit par John Green. Le personnage principal est joué par Shaileen Woodley qui joue d’ailleurs dans White Bird in a Blizzard sorti la même année, dernier long-métrage en date de Gregg Araki. ↩︎
  6. Le vert anis de la pochette de Brat est d’ailleurs étrangement similaire au vert anis de l’affiche américaine de Nowhere. ↩︎
  7. Quelques exemples pêle-mêle : party 4 u dans Bottoms d’Emma Seligman, Hot Girl dans Bodies Bodies Bodies de, Speed Drive dans Barbie de Greta Gerwig… ↩︎
  8. Now Apocalypse est une mini-série de 10 épisodes de Gregg Araki sortie sur Starz en 2019. ↩︎
  9. Le camp définit un goût pour le mauvais goût, l’exagération esthétique et la surcharge artificielle. ↩︎

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