FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Abel Gance
Scénario : Abel Gance
Année de sortie : 1927
Un mille-feuille historique
Tout dans ce film provoque la fascination. Plongez vous dans l’histoire de sa réalisation, et vous nagerez dans des abysses. Attaquez vous à celle de sa reconstitution, et vous vous trouverez face à une véritable armée. Regardez le film, et vous verrez un musée.
Par “ce film”, il faut entendre ici la Grande Version, celle pensée en théorie par Abel Gance pour constituer la version finale du colosse, et qu’a essayé de retrouver l’équipe de restaurateurs derrière Georges Mourier de 2008 à 2023. Si vous analysez son squelette, vous réaliserez que ce long, long métrage de sept heures n’est rien par rapport à la version Apollo de neuf heure trente projetée en 1927 à la presse et aux distributeurs, quoiqu’elle pioche allègrement des séquences dans la version Opéra de quatre heures trente concoctée pour le Grand Public de l’époque. Un squelette très artificiel donc, mais qui s’inscrit tout naturellement dans la veine des productions d’Abel Gance, qui lui-même aurait monté plus d’une vingtaine de versions du film. Mais ne nageons pas plus loin dans cette direction, au risque de nous perdre.
Je vous vois déjà bailler : sept heures ! Pourquoi et surtout comment tenir tout ce temps ? Premièrement, le film a été (sagement) découpé en deux parties par Mourier et son équipe afin qu’il rentre dans un format plus conventionnel. Notez qu’il vient tout de même faire pâlir les nombreux blockbusters s’alignant dans la trend des films de plus de trois heures, et ce à mon plus grand plaisir. Ici, on assume de demander son temps au/à la spectateurice. Ensuite, vous ne devriez pas vous plaindre, inconscients : il ne s’agit là que d’un condensé du Premier et Deuxième opus de ce qui devait être une série de huit films. Est-ce qu’on l’a échappé belle ? Il me semble au contraire qu’on a encore manqué une bonne occasion de s’ennuyer. Parce que s’ennuyer devant ce chef d’œuvre, c’est lui ouvrir la porte de notre imagination. Sentir ses yeux se fermer ou son regard se vider face à ce mastodonte, c’est comme faire la planche au milieu de l’océan. Quand vous ne serez plus happé par le récit, la composition des plans ou les effets de décalage temporel très humoristiques, peut-être qu’il vous viendra l’intuition d’une œuvre de la taille de celle qui vous est imposée.
Au risque de nommer le Napoléon de Ridley Scott, il faut noter que cette restauration arrive à un moment donné et situé de l’Histoire du genre de la fiction historique au cinéma. De nombreux biopics s’inscrivent dans une veine psychologico-naturaliste, essayant ainsi de nous exposer au plus proche de la réalité telle qu’on l’entend aujourd’hui des personnages pourtant entrés dans la légende. Les titres sont nombreux, mais on peut penser à Iron Lady de Phyllida Lloyd, Jeanne du Barry de Maïwenn, ou encore Bohemian Rhapsody de Bryan Singer. Ces films n’ont rien à voir me direz-vous, et je ne peux que vous croire, n’en ayant moi-même vu qu’un seul sur les trois. Pourtant je peux affirmer sans trembler, et ce rien qu’en en lisant les titres, synopsis, et en voyant la grosse tête de l’acteurice principal.e (et quels acteurices principaux.ales !) sur les affiches, qu’ils découlent parfaitement de cette mouvance. Il ne s’agit pas de critiquer des films qui après tout répondent à l’attente commune que l’on a du cinéma, art du voyeurisme par excellence. A une époque où d’un côté la santé psychologique est enfin valorisée, et où de l’autre la mise en scène de la vie privée n’a jamais été aussi forte, il est attendu du cinéma qu’il nous aide à comprendre en nous les montrant dans leur plus grande intimité certains personnages trop connus et pourtant toujours trop méconnus de l’Histoire. Cependant, je suis ravie de ne pas avoir à m’interroger sur le “réalisme” de l’interprétation du personnage de Napoléon par Albert Dieudonné. La légende n’est pas déconstruite et reconstruite en profondeur, mais peinte en surface. Les gros plans sur son visage, quoique nombreux, ne traduisent aucune humanité. Le/la spectateurice ne s’émeut pas pour le futur empereur : il s’incline ou se moque, selon son degré de facétie. Lorsque sur le tableau noir le jeune Napoléon observe avec quelques larmes le dessin à la craie des deux îles délimitant historiquement sa vie, la Corse et Saint-Hélène, la dimension pathétique de ce visage enfantin est immédiatement supplantée par celle du sublime de sa prémonition. Comment compatir avec un enfant qui sait aussi bien que nous qu’il entrera dans la légende ? L’ironie dramatique, qui aurait sûrement ici été exploitée par un de nos réalisateurs contemporains, est complètement désamorcée par le fait que nous partageons avec le personnage la même connaissance de son futur. A d’autres moments, ces mêmes gros plans mettent en valeur son regard perçant, en les complimentant en surimpression du regard de son aigle. Le visage singulier d’Albert Dieudonné incarne alors totalement cet idéal de force virile. Gance utilise dans la dernière séquence un processus de son invention, une sorte de précurseur du format Cinémascope, la “polyvision” : trois écrans sont projetés au lieu d’un seul. Il en profite alors pour intégrer à la dernière scène de bataille des séquences où le regard de Napoléon est littéralement entouré de tous les symboles auxquels il est aujourd’hui associé : drapeau français, aigle, carte du monde, visage souriant de Joséphine de Beauharnais… J’ajouterai une nuance : cette manière d’assumer uniquement l’aspect légendaire de la figure de Napoléon Bonaparte dans un film qui épouse lui-même la dimension gargantuesque des œuvres à sa gloire, c’est aussi une manière de participer à nourrir cette légende. Or, il va sans dire que Napoléon Bonaparte, loin d’être un héros, fut un général des armées et un empereur expansionniste pétri de contradictions dans les textes comme dans le film. Jeune officier, il critique l’intérêt de ses supérieurs pour la Guerre (civile) de Vendée, au détour d’une réplique qui prend un sens bien moins noble aujourd’hui : “Pourquoi combattre des français quand des étrangers s’attaquent à nos frontières !” (Réplique restituée, veuillez m’en excuser, de mémoire) Pourtant, une fois nommé Général en chef de l’armée d’Italie, il parle cette fois de conquérir l’ensemble de l’Europe pour y effacer les frontières et pacifier les pays… On retrouve en fait dans cette contradiction celle des idéaux pacifistes de l’époque que partageait Abel Gance : dans la guerre (et en 1927 on parle encore de la “Der des Der”), on peut trouver le chemin vers une paix éternelle.
Cela donne lieu à une toute autre approche de l’Histoire au cinéma. On la retrouve non plus telle qu’elle a réellement eu lieu, mais telle qu’elle a été historiquement fabriquée et enfin perçue. Au début, une note nous prépare à cette excentricité du film : toutes les planches de dialogue issues de textes historiques seront précédées de la mention “hist”. En voilà un petit nota bene qui ne manquera pas de se coller aux lignes de dialogues les plus incongrues, comme pour nous rappeler par un détour ironique qu’Historicité n’est certainement pas synonyme de véracité. Ce qui est historique ici, ce sont des extraits des livres de Stendhal, ou de la biographie de Napoléon lui-même. De la même manière, les noms des personnalités dépeintes sont historiques, et mis en scène comme tels : Rouget de Lisle, Marat, Danton, Saint-Just, Robespierre… Tous ces personnages ont l’occasion de scander leur nom face à une foule de spectateurices se réjouissant de connaître d’avance leur rôle dans l’Histoire. Cette impression est renforcée par la dimension ultra-esthétisée du film. Gance était un explorateur du cinéma, qui s’amusait à exploiter le médium dans toute sa dimension visuelle et symbolique. Cela se traduit par de nombreuses scènes de propositions esthétiques certes étonnantes, voire très efficaces, mais tellement appuyées qu’elles en deviennent risibles. Prenez la scène où Napoléon fuit la Corse sur un bateau (dont la voile de fortune est un drapeau français, mais passons), et où en parallèle est filmée la scène de l’inculpation des Girondins par Robespierre. La caméra se meut de la même manière devant la foule en panique que si elle était elle-même sur le bateau de Napoléon, secoué par la tempête. C’est un moment tout à fait renversant du film, qui personnellement m’a complètement happée. Mais au bout d’une minute, puis deux, puis dix, l’effet est toujours là et par là même devient bien plus central dans l’œuvre que le récit qu’il est censé mettre en valeur. Le manque de subtilité est ici tout aussi agaçant que rafraîchissant : en explicitant constamment ses figures de style, la grosse patte de Gance nous invite à regarder la structure de la représentation bien plus que la chose représentée.
En fait, l’Histoire de 1890 est transmise à destination des spectateurices de 1927, au risque de nous en apprendre beaucoup plus sur ces derniers que sur Napoléon. Les costumes des hommes sont très fidèles aux peintures d’époque, et les effets spéciaux n’ont rien à envier aux digital effects du Napoléon de Ridley Scott. Ce sont les femmes qui trahissent l’âge du film. Objets de désir par nature, il faut bien qu’elles attirent les hommes-spectateurs pour qu’ils comprennent ce que les hommes-protagonistes leur trouvent ! Alors elles ont les cheveux courts, des robes à paillettes, un corps filiforme, et dansent le twist. Ce sont des “garçonnes” des années folles, comme le trahit si bien la scène de liesse qui suit la promotion de Napoléon. Les jeunes femmes découvrant leurs cuisses, riant sur des balançoires fleuries en buvant à excès, sont témoins des Roaring Twenties, pas de la période révolutionnaire. A cet égard, le besoin évident des troupes et du gouvernement en désordre d’un homme fort pour calmer les esprits, s’il ne nous dit rien du besoin des peuples qui ont plus ou moins accueilli Napoléon, est très au fait d’une époque où l’on pouvait encore croire à la puissance stabilisatrice d’un homme fort au pouvoir.
Napoléon apparaît en rétrospective comme une vision idéalisée de la figure du dictateur dont nous ne connaissons aujourd’hui que trop bien les tares. Et cette connaissance, ne la devons-nous pas en partie à ces quelques biopics psychologiques de notre cru ? Il ne s’agit pas de glorifier en retour ce monument déterré et reconstruit avec amour, mais bien de voir comment il témoigne à sa manière d’une vision plus décomplexée de l’Histoire avec laquelle nous bataillons encore aujourd’hui.
Geneviève Rivière







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