FICHE TECHNIQUE
Réalisation : Kirill Serebrennikov / Scénario : Pawel Pawlikowski, Ben Hopkins, Kirill Serebrennikov / Production : Mario Gianani, Lorenzo Gangarossa, Dimitri Rassam, Ilya Stewart / Distribution : Pathé Films, Chapter 2, Rai Cinema, Wildside Media / Co-production : France 3 Cinema
Interprétation : Ben Whishaw, Victoria Miroshnichenko
Date de Sortie : 2024
Un biopic inspiré d’une biographie, un style cinématographique qui imite un style littéraire, qui déjà imitait un homme essayant de se donner un style. Et nous voilà embarqués dans ce tandem masturbatoire entre Édouard Veniaminovitch Savenko (dit Édouard Limonov), l’écrivain de son autobiographie Limonov (2011), Emmanuel Carrère, et le réalisateur de l’adaptation dudit livre, Kirill Serebrennikov. En assumant cette dimension égotistique1, de son nombril l’œuvre finale laisse déborder un pus presque appétissant.
Le processus sublime de création artistique et l’art décadent de l’onanisme2 fusionnent en une seule déclamation : celle de Ben Whishaw. Graveleuse et grinçante, elle guide à travers ce dédale d’images hétéroclytes et insensées le spectateur hypnotisé. Pas simple en effet, de suivre ces transitions du quatre tiers au cinémascope, de la pellicule au numérique, du noir et blanc à la couleur, de la Russie aux Etats Unis, des années 1970 aux années 1990… Il ne s’agit cependant pas de leur donner une linéarité, mais plutôt d’inviter à un visionnage anarchique et libérateur. Réalisateur et personnage s’accordent en effet sur une chose : Limonov est “cool”. C’est un anti-héros apathique et séduisant des seventies, sans foi ni loi, sans but ni raison, et qui porte des lunettes de soleil. La tiédeur3 devient désirable, l’incapacité émotionnelle jouissive, et je vomis un peu de prendre du plaisir devant ces images qui me tentent et m’agacent.
Il se trouve, le saviez-vous, que la qualification de “cool” au sens de “à la mode” a gagné son sens actuel dans le slang Afro-Américain du début du XXe siècle. Pourtant, trottant au sein des quartiers populaires de New York, Limonov n’y côtoie aucun Afro-Américain “cool”. Au contraire, ceux-ci sont étrangement invisibilisés et mis à l’arrière-plan, surtout pour une époque où Harlem représentait un quartier presque symbolique dans la lutte des Civil Rights. Cette invisibilité rend leur présence d’autant plus insultante. Anonymes, des femmes noires forment un chœur pour lui chanter du Lou Reed, et un homme noir incarne sa première expérience “homosexuelle”. Je mets des guillemets, parce que celle-ci est traitée d’une manière particulièrement irritante, pour ne pas dire problématique. Dans une scène Silence des agneaux-esque, Limonov se maquille avec le matériel de celle qui vient de l’abandonner, avant de déambuler en pleine nuit dans les bas-fonds de la ville. Il tombe alors sur cet homme, assis dans un coin de mur, en situation précaire, alcoolisé et agressif. S’ensuit une scène de sexe violente, quoi que “consentie” (et même réclamée), en écho aux relations sexuelles filmées plus tôt entre Limonov et sa précédente amie. De cette domination momentanée, Eddy sort grandi et joyeux, hurlant “Je suis un homme !” Cela pourrait être ironique ou même drôle, si la scène précédente n’était pas aussi insensible aux questions de représentations auxquelles fait actuellement face le cinéma. L’affirmation d’Emmanuel Carrère, « sa vie symbolise bien les rebondissements de la seconde partie du XXe siècle », prend un autre sens au vue de cette déroutante séquence. Comme un accoup, une excentricité de plus dans la vie folle d’Eddy, la libération sexuelle des années 1970 pourrait-elle donc se limiter à ce désir pulsionnel, presque rebutant, dont il ne cesse de se dédouaner ? Véritable prouesse d’intersectionnalité, cette scène est à la fois irrespectueuse pour la communauté gay et pour la communauté noire. On joue en même temps sur le tropisme du corps noir sur-virilisé et sur-sexualisé, renvoyé à une animalité primaire, et sur celui d’une brutalité inhérente au rapport homosexuel. C’est dégoûtant. Peu importe qu’il ait effectivement écrit cet épisode de sa vie dans un livre (qu’on ne citera pas par pudeur), cet homme était réactionnaire au possible, difficilement aimable, hier ou aujourd’hui. Étrange choix donc, que de le rendre aussi cool !
Cela me force à mettre au second plan une autre atrocité normalisée du film, sa manière insupportable de nous montrer les femmes. Il n’y en a que deux véritablement : l’amante et la mère. C’est peu, mais j’ai envie de dire heureusement. J’ai déjà pu évoquer la violence avec laquelle sont filmées les relations sexuelles, mais permettez moi de me plaindre aussi de leur récurrence. Effectivement, c’est cohérent avec le personnage, complètement pulsionnel et addict autant au plaisir qu’au cynisme. Mais quelle cohérence du personnage avec l’actualité ? On en a assez d’une pornographie sur Internet qui nous vend cette vision consumériste, patriarcale, viriliste, et dominatrice de la sexualité, pour que le cinéma s’y mette. Surtout si c’est pour n’en rien faire. Cette femme n’est donc qu’un corps, un beau corps, qui n’a de personnalité que son insipide superficialité. On peut à peine la qualifier d’outil narratif, puisqu’il n’y a guère de narration. Et pourtant elle est centrale, inoubliable comme une mouche écrasée sur le pare-brise. Elle me crie que ce film n’est pas fait pour mon genre, qu’il s’agit pour celui-ci de s’oublier derrière un écran de paillettes. Oui, il est rythmé, subtilement mis en scène, original, et puis j’aurais pu trouver des choses à dire sur les macabres et divines scènes de danse dont Serebrennikov aime tant parsemer ses œuvres. Il maîtrise l’art d’embaumer les corps en mouvement, et celui de faire mumuse avec les miroirs. Grand bien lui fasse. Vous me pardonnerez si mon exaspération tranche dans la chair des images pour ne laisser couler dans cet article que leur sang. Dans toute cette chorégraphie, je ne vois que du rouge.
En s’inspirant d’un roman à la gloire d’un homme instable, le réalisateur en exil glorifie son propre rôle derrière la caméra. Il gagne à complimenter ainsi sa propre image d’homme aux multiples casquettes : metteur en scène de théâtre, d’opéra, puis de cinéma, il est lui aussi un troublant personnage pour une période trouble. Mais on s’en serait passé, il y a d’autres connards à fouetter.
- L’égotisme est un trait de personnalité par lequel certaines personnes s’attachent particulièrement au maintien et à l’amélioration d’une image favorable d’elles-mêmes. ↩︎
- Oui, j’ai découvert ce mot pour vous éviter une répétition : l’onanisme est “l’ensemble regroupant les pratiques individuelles de masturbation”. Le mot provient du crime d’Onan, personnage de la Genèse. ↩︎
- Littéralement “cool” signifie : « modérément froid, ni chaud ni très froid, » et aussi, figurativement, pour décrire des personnes, « imperturbables, peu démonstratives, pas excitées ou échauffées par les passions » ↩︎







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