Queer

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Nous vous conseillons vivement d’avoir vu le(s) film(s) traité(s) par nos textes, afin de ne pas être spoilé·es et de mieux comprendre nos propos !

FICHE TECHNIQUE

Réalisation : Luca Guadagnino / Scénario : Justin Kuritzkes, d’après le roman Queer de William S. Burroughs / Musique : Trent Reznor et Atticus Ross / Direction artistique : // / Décors : Stefano Baisi / Costumes : Jonathan Anderson / Montage : Marco Costa / Photographie : Sayombhu Mukdeeprom / Production : Luca Guadagnino et Lorenzo Mieli / Sociétés de production : The Apartment, Frenesy Film Company et FremantleMedia North America / Société de distribution : Pan Distribution (France)

Année de sortie : 2025

Le terme “Queer” renvoie à de nombreuses expériences et revendications, et l’employer comme titre n’est donc pas anodin. Il s’agit d’abord d’un terme parapluie, qui regroupe toutes les identités qui ne rentrent pas dans les catégories hétéronormées. Repris d’un slur en anglais, d’une insulte homophobe et transphobe, il permet aujourd’hui de regrouper la communauté LGBTQIA+ autour d’une expérience commune : le fait de se sentir et de se vivre hors de la norme. En France, ce titre renvoie directement à un terme parapluie, alors que dans le monde anglophone il s’agit d’une réappropriation d’un thème injurieux par la communauté injuriée. Plus que ça, le terme “queer” a aussi une résonance politique : être queer est de vouloir mettre en crise la norme, l’interroger, la heurter, la bousculer et la détruire. Queer ne nous propose donc pas uniquement une relation homosexuelle masculine (ou en tout cas, il ne faudrait pas que ce soit le cas), il propose de s’interroger sur une expérience complète : dévier de la norme, ça donne quoi ? Quelles conséquences, quelles manifestations, jusqu’où peut-on aller ? 

Queer incarne cette question via deux personnages : William Lee et Eugène Alberton. Leur relation se décline sous plusieurs volets : sexuel, économique, romantique, affectif… La difficulté à comprendre cette relation comme amoureuse, comme emprise, comme purement sexuelle, interroge de fait la norme de leurs représentations. Tous les topoï du drame romantique sont dévoyés, mis sous tension. La première rencontre, par exemple, tandis qu’elle est d’habitude une manière d’affirmer un désir, se fait ici sous le prisme de l’interrogation : Lee cherche à déterminer si Eugène est gay. Ainsi tous les signes sous-entendus et leur proximité sont envisagés sous le prisme d’un doute presque existentiel. Cette tension sexuelle entre imaginaire et réalité se traduit à l’écran par des effets fantomatiques qui mettent à l’image le fantasme par la superposition et la transparence des plans. Cette représentation du fantasme m’a particulièrement plu par sa justesse : dans la honte et le doute, tout ce qu’il nous reste c’est d’imaginer notre crush, plus courageux·se, faire le premier pas et mettre fin à toute question.

Elle est par ailleurs à relier avec la prise de drogues et de substances hallucinatoires de Lee, que l’on comprend assez tard. Les thèmes du manque et du désir amoureux et dans le cadre d’une addiction sont traités sous les mêmes traits, par les mêmes ressorts : prise de vue rapprochées qui mettent en valeur les corps, temporalité altérée et usage des prises de vue subjectives pour rendre compte des perceptions du personnage. Ainsi, Lee est le principal sujet agissant du film, en tant que queer revendiqué, qui connaît et fréquente les cercles queer, expérimenté mais toujours en recherche de celui qui lui manque. Le fait d’envisager drogue et homosexualité comme deux expériences concomitantes est particulièrement intéressant, notamment dans le contexte des années 50 : il serait faux de dire que les milieux queer n’ont pas été également des milieux de déviance de manière plus générale, et l’importance des lieux de nuit dans les expériences homosexuelles (encore aujourd’hui) fait des populations queers un public particulièrement sujet à l’addiction, notamment par la consommation de drogues hallucinatoires. Dans le cadre du dévoiement de la norme, la consommation de substances hallucinatoires ou euphorisantes est aussi une manière de trouver une vérité ailleurs des sentiers battus : si l’on ne se reconnaît pas dans le réel, autant aller chercher dans le rêve. Comme le montre la scène sous Ayahuasca, drogue utilisée dans le cadre de pratiques rituels de mise en transe chez les tribus amérindiennes d’Amazonie, il ne s’agit pas seulement d’une pratique récréative : il s’agit de communiquer avec l’autre autrement que par la parole, les corps, le réel ; il s’agit de transgresser l’expérience humaine pour en trouver une autre, plus authentique. Il s’agit de se chercher soi, dans la douleur, la fièvre, la souffrance. Il s’agit d’aspirer l’autre ou de le rejeter définitivement, de se refuser à lui.  
Tous ses éléments rapprochent cette relation homosexuelle entre Lee et Eugène d’une sorte de quête initiatique où ils traversent successivement Mexico, la Jungle, le monde. Ainsi, dans Queer la différence d’âge permettrait peut-être à cette initiation d’avoir du sens : il faut justifier les dynamiques économiques et relationnelles qui permettent cette initiation, cet échange de connaissance mais aussi cette forme d’emprise étrange. Il est difficile de savoir si, comme dans Call me by your Name (Luca Guadagnino, 2017), la forte différence d’âge est fantasmée. Pour Lee, il s’agit effectivement d’un fantasme, il cherche constamment des relations avec des hommes plus jeunes, jouant de cette autorité qu’il figure et performe. Pour Eugène, c’est plus difficile à dire : s’il semblerait que le film nous pousse à envisager leurs désirs comme réciproques malgré les nombreux refus et signes du rejet du jeune homme, il semblerait que c’est une quête vers la découverte du désir homosexuel qui le motive. C’est Eugène qui met fin à la relation, non pas dans le but de maintenir un statu quo, de revenir dans la norme, mais de voyager avec un autre homme, de se découvrir par d’autres hommes (si on suppose qu’il en a vu d’autres durant l’ellipse). Dès lors, il s’agit bel et bien pour Eugène de dévier des normes, de les interroger et de les détruire, et cela passe aussi par le refus de se figer dans cette première relation homosexuelle, dans le but d’explorer le monde et toutes les possibles que l’on se figure au-delà des normes.

So

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