TW : Le sujet même de ce dossier implique une centralité des VSS (Violences Sexistes er Sexuelles) dans ma lecture des films traités. Pour faciliter la réception de mon écrit et pour ne pas contourner la violence des VSS en les paraphrasant, j’ai employé des tournures de phrases et des termes qui pourraient heurter la sensibilité de certaines personnes.
Par ailleurs, mon article contient fatalement des spoils, mais il n’est pas nécessaire d’avoir vu les films traités pour le lire.
Enfin, la représentation des VSS et plus largement de la violence au cinéma est un sujet aussi passionnant que vaste et complexe. Ce dossier est la proposition d’un point de vue, et est à considérer davantage comme une introduction et/ ou comme une réflexion que comme une résolution exhaustive des problématiques soulevées.
Le média Sorociné1 a consacré un épisode sur l’édition 2025 du festival de Cannes, se concentrant tout particulièrement sur les récits de femmes qui y étaient proposés. Les rédactrices y constataient – et déploraient – que l’augmentation des histoires prenant pour sujet une femme ou son point de vue, soit contemporaine à une accentuation complaisante, sinon fataliste, de la violence que cette femme subit. En somme, en représentant la violence que subissent les héroïnes, les films d’aujourd’hui ont tendance à la reproduire, plutôt qu’à la questionner. Les violences infligées aux femmes sont culturelles et socialement construites ; il n’est pas dans la nature des femmes d’être violentées ni dans celle des hommes de faire violence. Naturaliser la répartition genrée de la violence la légitimerait et il faut donc, pour la comprendre et pour la contrer, l’envisager comme systémique. Pendant longtemps les violences faites subir aux femmes étaient niées ou minimisées ; mais de nombreux films actuels entendent de légitimer la parole des victimes. Cependant, peu de récits réfléchissent la brutalité ou l’emprise en les contextualisant. Il en résulte l’impression qu’être une femme est une malédiction, une fatalité inextricable. Représenter la domination masculine sans questionner ce qui la permet l’ancre dans une tragédie presque nécessaire. A l’instar des héros de la tragédie grecque, enfermés dans la destinée que choisissent pour eux les dieux, les héroïnes de ces « récits de femmes » se retrouvent prisonnières d’une société qu’elles subissent, impuissantes2.
Quatre films pourtant, que j’ai eu l’occasion de voir au cours des derniers mois, font des choix formels originaux qui proposent une alternative à cette approche. A travers ces différentes propositions se lit une possibilité de résister à la violence.
- Approche théorique de la question du point de vue
- Sorry, Baby : mettre en mots plutôt qu’en images
- L’espace féminin comme lieu de résilience
- La place des institutions dans la prise en charge du viol
FICHES TECHNIQUES ET RESUMES
Sorry, Baby (2025)
Réalisation et scénario : Eva Victor / Production : Adele Romanski, Mark Ceryak, Barry Jenkins / Direction de la photographie : Mia Cioffi Henry / Ingénierie du son : Onnalee Blank / Direction du casting : Jessica Kelly / Supervision des costumes : Emily Costantino / Décors : Caity Birmingham / Distribution : Wild Bunch, Charades
Avec : Eva Victor, Naomie Ackie, Louis Cancelmi
Divisé en quatre chapitres, Sorry, Baby suit Agnes, jeune femme qui, ayant récemment terminé sa thèse, se voit proposer un poste de professeure à temps complet. Des conversations avec sa meilleure amie Lydie, venue lui rendre visite, suivies d’un long flashback, dévoilent que le professeur qu’Agnes va remplacer, Mr Decker, est son ancien directeur de thèse. Le poste de ce dernier est vacant depuis qu’il a démissionné, après avoir violée Agnes.
Les Femmes au balcon (2024)
Réalisation : Noémie Merlant / Scénario : Noémie Merlant, en collaboration avec Céline Sciamma / Production : Pierre Guyard, Céline Sciamma / Musique originale : Uèle Lamore / Montage : Julien Lacheray / Mixage : Armance Duric / Direction de la photographie : Evgenia Alexandrova / Décors : Chloé Cambournac, Jeanne Lecrivain / Costumes : Emmanuelle Youchnovski / Coiffure : Catherine Jabes / Maquillage : Vesna Peborde / Casting : Pierre-François Créancier / Régie : Benjamin Celiez, Guenola Chaussard / Scripte : Mitsuko Jurgenson
Interprétation : Souheila Yacoub, Sanda Codreanu, Noémie Merlant
Ruby, Nicole et Elise sont colocataires. Ruby tue son voisin après que ce dernier l’ait violée. Le film suit, avec un ton absurde, les tentatives des trois femmes pour cacher son corps.
Wet Monday (2025)
Réalisation : Justyna Mytnik / Scénario : Monika Dembinska, Rosanna Hall et Justyna Mytnik / Direction de la photographie : Maciej Twardowski / Montage : Nikodem Chabior / Ingénierie du son : Gabriel Solis et Krysztof Jadczak / Costumes : Marzena Wojciechowska / Décors : Jana Laczynska / Production : Lava Films, Alexandra Films, Bionaut / Distribution : Wayna Pitch, Reel Suspects
Avec : Julia Polaczek, Nel Kaczmarek, Weronika Kozakowska
Klara, 15 ans, appréhende l’approche de Pâques, occasion d’une bataille d’eau géante organisée dans son village en Pologne. Lors de la fête de l’an passé, elle s’est faite agresser dans un égout par un garçon du groupe d’ami.es de sa sœur, un traumatisme qui l’a fait développer une véritable aquaphobie3. Klara s’en rappelle peu, mais son amitié croissante avec Diane va lui permettre de retrouver la mémoire.
Câline (2023)
Réalisation et scénario : Margot Reumont / Production : Benoit Ayraud / Musique : Daniel Bleikolm / Montage : Margot Reumont, Pascal Oberlin / Ingénierie du son et mixage : Frédéric Furnelle / Décors : Bruno Tondeur / Bruitage : Philippe Van Leer / Casting : Bernadette Dupont / Étalonnage : Michaël Clinquin / Grasphisme : Margot Reumont, Bruno Tondeur / Production : Lardux Films, Zorolabel, OZU Productions
Avec les voix de : Salomé Richard , Bruno Georis, Raphaëlle Bruneau
Coline retourne dans sa maison d’enfance pour faire le tri dans ses affaires. Elle redécouvre divers objets, et les souvenirs qu’ils suscitent. Beaucoup de ces derniers sont avec son grand frère, avec qui la complicité se transforme en inceste. Se tisse alors, au travers des images, une mémoire ambiguë et questionnant la nécessité (et la possibilité) du pardon.
Approche théorique de la question du point de vue
Filmer un viol est compliqué ; choisir de ne pas le filmer n’est pas toujours une solution.
Quand une narration comporte l’agression d’une des personnages, la mise en scène de l’agression ou son absence est un choix. En tant que tel, il traduit un positionnement de cel.lui qui a fait ce choix, vis-à-vis de l’agression et du point de vue qui l’approche. Parfois, ne pas la représenter s’impose comme son approche la plus neutre et adaptée. Le risque est de laisser les VSS dans une nébuleuse dont le flou peut minimiser l’agression comme telle, voire mettre en doute l’absence de consentement de la victime. Au cinéma, le voir s’opère comme une preuve : la présence à l’écran d’une scène oblige généralement le.a spectateur.ice à la percevoir comme vraie (dans le récit) et indubitable. Quand le choix est fait de représenter l’agression, de la rendre visible ou audible aux spectateur.ices, les choix à faire sont encore nombreux. Sa mise en scène traduit un regard, celui du.de la réalisateur.ice notamment. L’exemple concret et connu d’Irréversible (Gaspar Noé, 2002) rappelle qu’en voulant insister sur la violence d’un viol, dans lequel l’absence de consentement ne peut être mise en doute, des reproches de voyeurisme mais aussi de fantasmes peuvent voire doivent être faits4. Filmer une VSS risque donc de reconduire purement et simplement, dans l’esprit du.de la spectateur.ice, le regard de l’agresseur. Par ailleurs, transformé en simple outil scénaristique, l’acte criminel se fait prétexte à raconter d’autres histoires que celle de la victime. Cependant, il va sans dire qu’en faire le principal voire le seul élément de caractérisation du personnage agressé.e donnerait l’impression que la victime ne peut être autre chose que cela, une victime. Il y a un risque de perdre dans la dénonciation de l’acte en lui-même l’humanité et la complexité de celui qui en paie les conséquences.
Le point de vue qu’offre le film sur le viol est le point névralgique de la difficulté à la filmer. Il est rare qu’un film fasse le choix de filmer l’agression, mais cette décision implique le risque de surplomber le corps abusé par la caméra autant que par l’agresseur. Dans Irréversible, le point de vue suivi est celui de Marcus, dont Alex n’est que la compagne et est envisagée comme sa propriété : le viol n’est plus que son appropriation par un autre, dont il faut se venger. Dans les films où le personnage n’est rien d’autre qu’une victime5, cette caractérisation la déshumanise aussi en l’essentialisant et en faisant de son récit une démonstration moraliste. La vie de la victime est alors tragiquement conditionnée par son agression ; n’étant rien d’autre qu’agressée, elle est nécessairement aussi victime, passive, subissant.
La mise en scène des VSS s’adresse aux spectateur.ices du film et il faut donc interroger la réception qui en a été prévue. Si la violence de la mise en scène semble gratuite, elle risque de faire revivre un traumatisme à des victimes, et de heurter jusqu’à la provocation un public qui n’aurait jamais vécu d’agression. A nouveau, l’exemple d’Irréversible est parlant. Dans ce dernier par ailleurs, les stéréotypes sur le viol qui sont véhiculés (dans un parking, par un inconnu…), en plus d’être très minoritaires dans la réalité, servent avant tout à conforter les agresseurs plus quotidiens et socialisés qu’ils n’ont pas été auteurs de VSS.
Voilà donc un (très) rapide tour des diverses problématiques soulevées par l’introduction d’une VSS dans une narration au cinéma. Mais comme plusieurs films contemporains, dont le.a réalisateur.ice n’est pas un homme, offrent des propositions pertinentes, il est temps de se pencher sur eux.
Sorry, Baby : mettre en mots plutôt qu’en images
Dans Sorry, Baby, au lieu du regard de l’agresseur, c’est le récit de l’agressée qui nous est donné.
La reproduction dans une fiction d’un traumatisme est déformée, exagérée ou atténuée, mais elle ne peut pas être tout à fait juste. Les VSS ne sont pas fictives mais vécues quotidiennement par de nombreuses personnes. Les faire interpréter par des acteur.ices les ancre dans un dispositif scénique qui les fictionnalise et qui implique un jeu, donc un espace de mensonge (puisque le.a comédien.ne simule). Donner voix au personnage victime a le double avantage de forcer le.a spectateur.ice à suivre son point de vue, limitant donc sa mise en doute, et de permettre la manifestation d’un témoignage. Si le récit est – hors tournage – fait par une victime, il conservera une part de vérité, même récité par un.e acteur.ice. Dans Sorry, Baby, la caméra se concentre donc sur Agnes qui, par les mots qu’elle met elle-même sur ce que l’image n’a pas montré, reprend un peu de pouvoir et d’agentivité dans une situation dont elle a été la victime. Les mots redonnent sens dans Sorry, Baby ; ils pèsent, rappellent leur importance.
Ce n’est ni Agnes, ni son amie Lydie, mais bien un médecin, qui prononce pour la première fois le terme de « viol ». Les mots, dans Sorry, Baby, sont déclamés de façon à être re-signifiés, à récupérer la pesanteur des mots découverts. Dès le premier chapitre, Lydie annonce à Agnes qu’elle « porte un bébé en elle ». Cette paraphrase est porteuse d’une symbolique bien plus conséquente que l’expression « être enceinte », fréquemment utilisée. Ici, Agnes rappelle la responsabilité impliquée par le fait de faire grandir un être vivant en soi. On pose Lydie en génitrice mais aussi en future parent. Agnes, par ces mots re-qualifiant son état, en rappelle aussi la contingence, puisque Lydie est en couple avec une femme. Quand, plus tard, “viol” est prononcé pour la première fois, il s’inscrit dans cette gravité des mots. Dans la violente crudité du terme, qui lui sera reprochée, un écart est creusé entre la vivacité du traumatisme, et la froideur du terme le désignant. L’immense douleur causée par l’agression, racontée par Agnes à Lydie dans le bain, contraste avec la froideur concise du mot « viol » censé la résumer. A force d’employer ce terme, le médecin semble avoir oublié (l’a-t-il jamais su ?) ce qu’il implique. C’est un écart de valeur mais aussi de temporalité: la durée de prononciation du mot ne recouvre rien des minutes infinies ressenties par la victime lors de l’agression.
Bien que Sorry, Baby soit porté par le personnage d’Agnes, on ne voit pas son agression pour autant. Dans le premier chapitre, le repas avec les camarades de fac et la discussion qui suit avec Lydie font comprendre aux spectateur.ices qu’Agnes a été victime de son directeur de thèse. Dans le second chapitre, l’attitude de ce dernier, Decker, est ainsi d’emblée percevable comme douteuse et mal intentionnée, mais son maquillage subtil de gentillesse entraîne Agnes à ne pas mesurer le danger qu’il représente. Le viol dont elle est victime est filmé depuis l’extérieur, la caméra montre la façade de la maison de Decker de face, en trois plans dans lesquels l’évolution du ciel sont les indices du temps qui passe, inéluctablement. Cette réalisation implique une lenteur subie par le.a spectateur.ice qu’il comprend ce à quoi il assiste sans voir, ce face à quoi i.el est impuissant.e. I.el est renvoyé.e à l’extérieur, aux inconnus traversant la rue : c’est comme si, hors de la diégèse, il nous fallait prendre conscience que chaque maison était susceptible d’abriter un viol. Cet étiolement du temps place la subjectivité du film du côté d’Agnes : le temps semble insondable, interminable, insoutenable.
Wet Monday opère une chronologie similaire, en symbolisant le viol plutôt qu’en le représentant. Son héroïne est aquaphobe, ce que le récit justifie par un rejet généralisé du lieu de l’agression (les égouts). Le motif aquatique n’est pourtant pas anodin et sa présence, avant que l’agression soit confirmée aux spectateur.ices, évoque le fluide, une liqueur séminale impropre et littéralement insupportable. Quant aux Femmes au balcon, le long-métrage laisse l’agression dans l’altérité, dans un espace que la caméra quitte en même temps que deux des trois personnages principales. C’est par l’attitude étrange de Ruby à son retour que Nicole et Elise – et les spectateur.ices avec elles – se doutent de ce qu’il s’est passé dans l’appartement du voisin pendant leur absence. Au viol sont substituées ses conséquences et son évidence.
L’avantage de ne pas mettre en scène l’agression, outre d’éviter les défauts de sa représentation, est que l’attitude de la victime pendant l’agression n’est jamais questionnée. Ruby, avant que la caméra ne quitte l’appartement du voisin, se montre séductrice. Pour autant, son visage abasourdi, et la violence de la vengeance qu’elle met en place avec ses amies, interdisent de douter du viol comme tel, de supposer un consentement « partiel »6 de sa part. Wet Monday et Les Femmes au balcon, en ne représentant pas le viol mais en le laissant supposer au public et à l’entourage de la victime, situent le point de vue depuis ce dernier.
Câline, au contraire de ces trois films, assume les images de l’agression, avec une brutalité cruelle et insoutenable. Alors que certain.es associent le cinéma d’animation à une impossibilité intrinsèque de réalisme, le court-métrage heurte par ses dessins mouvants d’une enfant incestée par son grand frère. Le visage de Coline est le sujet du plan, sa souffrance évidente et mutique a pour objectif de confronter le public de cinéma à l’atrocité de l’inceste, plutôt que de le conforter en voyeur sujet à un fantasme de prohibé. La violence sourde de ces dessins aux traits fins et innocents, associés à l’enfance, force l’évidente absurdité de la pédocriminalité. La mise en scène du viol et le format de l’animation semblent aussi incompatibles, inusuels et dérangeants que devrait l’être l’agression d’un enfant. Dans un monde appelé à l’innocence et à la naïveté, la violence de l’agression et de l’inceste ne fait pas sens, n’a pas sa place.
L’espace féminin comme lieu de résilience
Pour éviter que le viol soit le seul sujet du film et que la caractérisation de la victime s’y limite, il est nécessaire d’intégrer cette dernière dans un entourage complexe. Cette nécessité est le prétexte, dans les trois longs-métrages, à un éloge de la sororité. Dans une société patriarcale mettant les hommes au premier plan, et donc les relations hommes-femmes au-dessus de celles entre femmes, revaloriser les relations amicales et féminines7 est un geste féministe, dans la continuité logique de la mise en valeur de la parole de l’agressée.
Les quatre films introduisent ainsi le viol bien après avoir caractérisé leurs personnages. Sorry, Baby débute par des retrouvailles heureuses : celles de Lydie et Agnes, protagoniste principale, dans la maison de cette dernière. Les deux jeunes femmes partagent une complicité faite de fous rires, de confidences, et d’une amitié magnifiquement servie et crédibilisée par l’alchimie des acteur.ices, Eva Victor et Naomie Ackie. Au cours d’une conversation dans le salon, filmée à hauteur des personnages avachis sur le canapé, Lydie et Agnes ironisent sur l’acte sexuel et le ridicule qu’il peut endosser. La première approche que fait Sorry, Baby du sexe est distanciée, joyeuse, amicale et exclusivement féminine. Ce n’est que bien plus tard, dans le second chapitre du récit, que le viol d’Agnes est “mis en scène” (ou, plutôt, caché par la mise en scène). Le premier écueil couramment reproché aux films représentant une agression est d’introduire celle-ci comme commencement ou comme basculement de l’intrigue. Là où faire d’un viol un élément mineur délégitime les souffrances de la victime et son le potentiel traumatique d’une agression, exacerber ce dernier participer à faire du viol un événement dont on ne peut se remettre. Il faudrait alors tout faire pour ne pas être agressé.e : ne pas sortir de chez soi, ne pas mettre de tenues provocantes, soigner et mesurer son comportement, etc. En prétendant valoriser le récit de la victime, les fictions qui font de son agression le centre de son histoire risquent de créer auprès de leur public une peur paralysante, qui culpabilise les agressé.es et incitent les potentielles victimes à fuir des situations « à risque », donc à s’isoler. Dans Sorry, Baby le viol apparait dans un chapitre postérieur à celui caractérisant Agnes. Il est sous-entendu plus tôt, lors d’un repas entre anciens camarades de fac, mais il n’est pas l’élément déclencheur ou perturbateur du récit. Il participe à la construction du personnage, mais celle-ci ne s’y limite pas.
Wet Monday opère un développement similaire. Le.a spectateur.ice de cinéma ne peut que se douter de ce qu’a subi Klara, qui elle-même ne se rappelle pas de son agression. Tout le film suit sa résilience, et est guidé par l’amitié construite progressivement avec la marginale Diana.
Si le viol, dans les films du corpus, est montré avec horreur et soit du point de vue de la victime soit d’un.e de ses proches, l’entourage de l’agressée y joue un grand rôle et apporte à l’ensemble du métrage des sentiments plus ou moins heureux. A la sororité déjantée des Femmes au balcon répond ainsi la puissante complicité des héroïnes de Sorry, Baby ; et à la douceur étrange et ésotérique de Wet Monday fait écho la mélancolie calme de Câline. Les victimes survivent, ne se limitent pas à leur agression, et y répondent en y faisant face comme elles peuvent.
La place des institutions dans la prise en charge du viol
Ce qui est particulièrement intéressant dans ces quatre films, c’est que le mal être des personnages provient moins de l’agression elle-même que de son absence de prise en charge et de reconnaissance. Sorry, Baby offre peut-être l’illustration la plus poussée de ce constat. Agnes sort abasourdie de la maison de Decker, elle rentre chez elle paralysée et apathique. Elle raconte froidement à Lydie ce qu’il s’est passée, faisant exister par sa voix des images que la caméra a cachées. Le lendemain, Agnes et Lydie se rendent dans un centre médical pour relever les preuves physiques de l’agression. Le médecin manifeste un cruel manque de tact et d’empathie. Lydie lui fait remarquer à plusieurs reprises, renversant alors le schéma classique dans lequel le médecin est un être de confiance, dont la légitimité empêche de le reprendre. Cela n’est pas sans rappeler la déconstruction de la figure du professeur qu’incarne Decker. A la scène du médecin suit d’autres scènes d’institutions. Deux responsables universitaires expliquent ainsi à Agnes ne rien pouvoir faire concernant Decker, qui leur a remis sa démission. La fausse empathie dont elles font preuve renvoie à l’absence de considération du médecin, et crée un troublant sentiment d’impuissance pour la victime, et d’impunité pour le coupable. Si l’agression est ainsi montrée comme violente en soi pour Agnes, c’est aussi (surtout) l’inadéquation des institutions chargées de la prendre en charge qui entérinent le personnage dans son mal-être. Lydie offre un contrepoint rayonnant, exemple radieux de l’attitude qui aide la victime au lieu de la culpabiliser.
Si les institutions sont moins présentes dans Wet Monday et Les Femmes au balcon, l’importance du groupe d’ami.es dans le premier et des scènes comme celle du gynécologue dans le second, forcent à penser le viol au-delà d’une agression individuelle mais comme un acte admis et accepté par la société. Câline est alors le seul des quatre films dans lequel l’agression s’est vue considérée à la fois par l’entourage proche et par la justice. Or, c’est aussi le seul des quatre films dans lequel l’agresseur est réintégré, et la victime en capacité de résilience. Comparer Câline aux trois longs-métrages permet de mieux comprendre sa fin surprenante, happy end étonnant au vu de la gravité de la situation. Il semblerait que le court-métrage envisage la possibilité pour la victime de se reconstruire après son agression, et pour l’agresseur de retrouver une vie sociale, seulement après et grâce à une culpabilisation judiciaire et pénale de ce dernier. Coline n’affronte pas son frère, elle n’est pas forcée par sa famille de le revoir et de l’intégrer à ses habitudes. Cependant, son frère n’est pas pour autant exclu de la vie familiale puisque les parents le voient quand Coline n’est pas là. Parce qu’il a été condamné et qu’il a été forcé de comprendre la gravité de son comportement, le frère de Coline peut reprendre sa vie ensuite, non en ignorant son statut d’agresseur mais en le dépassant parce qu’il l’a admis. Le dénouement a troublé le public de Câline, mais il offre un point très intéressant et encore peu abordé au cinéma : que faire de l’agresseur une fois qu’il est reconnu comme tel ?
Filmer le viol est compliqué, mais le taire est pire. De nouveaux regards s’attellent donc à affronter ce problème, et y proposent des solutions multiples et parfois très intéressantes. Elles permettent d’approcher ce sujet douloureux avec justesse. La victime n’est pas réduite à son traumatisme, et le public ne partage pas le regard du coupable.
Alex Dechaune
Cet article a été écrit en dialogue avec d’autres redacteurices du journal. Je remercie particulièrement Geneviève Rivière et Lilia Penot, qui ont largement contribué à ma réflexion et à l’écriture de ce texte.
- Festival de Cannes 2025 : le bilan féministe — Sorociné ↩︎
- La tragédie antique provoque la pitié et la crainte et le héros y subit son destin : il est soumis aux caprices des dieux et déesses et est impuissant face à l’avancée irrésistible de son histoire. ↩︎
- Qui a une peur phobique de l’eau. ↩︎
- Je ne m’épancherai pas sur ce film qui n’est pas le sujet de mon article. Pour plus d’informations :
« Irréversible » – Le mythe de la rue sombre – Maze.fr
« Irréversible » : l’envers, c’est les autres
<i>Irréversible</i> 2002/2020. Analyse esthétique de la violence et de sa réception – DUMAS – Dépôt Universitaire de Mémoires Après Soutenance ↩︎ - Je n’ai pas d’exemple aussi parlant qu’Irréversible, mais on peut penser, entre autres, à The Shameless (Konstantin Bojanov, 2024). ↩︎
- Quoiqu’il me parait personnellement antinomique d’estimer qu’un consentement puisse être partiel, cette rhétorique est souvent rétorquée à des victimes, auxquelles on reproche de n’avoir pas été assez claires dans leur refus. ↩︎
- Il risque bien sûr d’y avoir quelque chose de libéral et d’essentialisant dans cette sororité « féminine ». Les femmes seraient alors toutes, presque biologiquement, capables d’écoute et de bienveillance et de douceur. Le caractère têtu de Lydie et la compétitivité excessive de Natasha dans Sorry, Baby ; la violence de Ruby, Nicole et Elise dans Les Femmes au balcon ; la bizarrerie de Diane et la violence de la sœur de Klara dans Wet Monday ; sont autant de propositions échappant à ce risque. ↩︎







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